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“Pupo di zucchero” et “La Scortecata”

© Christophe Raynaud De Lage – Pupo di zucchero

Diptyque issus du Pentamerone de Giambattista Basile – conception, adaptation et mise en scène Emma Dante, spectacles en napolitain et autres langages, surtitrés en françaisà La Colline/Théâtre National.

Pupo di zucchero – La festa dei morti / La statuette de sucre – spectacle créé en 2021 au festival d’Avignon est librement adapté par Emma Dante à partir du Conte des contes (appelé aussi Pentamerone), de Giambattista Basile (1583-1632), cinquante contes répartis en cinq journées, d’un style tantôt trivial, tantôt précieux. On est en Sicile le 2 novembre, fête des morts. Un vieil homme resté seul prépare une statuette de sucre pour tous les disparus de la famille, comme le veut la tradition du sud de l’Italie. Il parle le napolitain des XVIe et XVIIe siècles et différentes langues cohabitent dans le spectacle. Il surveille sa pâte qui ne lève pas, mille voix et petites clochettes de son enfance lui reviennent à la mémoire, on revit avec lui les chroniques familiales, moments joyeux ou plus sombres. Il revoit avec tendresse ses trois sœurs dont l’une prie, l’autre chante, la troisième danse et qui sont parties très jeunes, frappées par le typhus. Il revoit sa mère, chagrin, guettant tous les jours au port le retour du père et l’enfant qu’elle avait adopté, Pascalino qui lui jouait des tours et vidait les frigos malgré les portes qu’elle fermait à clé, et la clé qu’elle perdait toujours. Il pense à sa tante Rita, battue à mort par son pseudo-amoureux. Il se revoit en jeune homme plein d’énergie. Les âmes mortes re-surgissent comme autant de doubles, Emma Dante les fait virevolter et nous fait passer de la couleur au noir.

© Christophe Raynaud De Lage – Pupo di zucchero

La chambre se meuble du souvenir des absents : table, fauteuils, chaises, bouquet, lit ; elle s’emplit des voix parlées, chantées, et polyphoniques qui ont accompagné sa vie et qui transforment la festa dei morti en danse des morts à la mexicaine, avec humour et tendresse. Le vieil homme célèbre la vie par les scènes qui lui reviennent en même temps qu’il célèbre la mort. Après ce temps de mémoire, peuplé de petits bonheurs et de drames familiaux, il retourne à sa solitude, entouré de ses fantômes. L’image finale est forte et poétique. Chaque personne de la famille qui, le temps de la célébration était bien vivante sur la scène, porte son double et sa réplique, en mannequin. Chaque mannequin de grande expressivité, sculpté par Cesare Inzerillo, artiste de Palerme, est remisé au placard, tous alignés face à nous, ils nous regardent. Le vieil homme se place sous la croix, au centre du dispositif, après avoir allumé une bougie pour chacun. Pupo di zucchero est un spectacle plein de vie et de nostalgie, comme une réunion de famille où on a plaisir à se revoir. La musique passe des flonflons au piano le plus doux qui éteint ce spectacle escarpé, entre joie de vivre, fantaisie baroque et art de la mémoire.

© Maria Laura Antonelli – La Scortecata

Le second spectacle présenté par Emma Dante, La Scortecata/L’écorchée, est issu du même recueil de contes de Giambattista Basile ; elle l’a librement adapté de Les Deux Vieilles et créé en juillet 2017 au Festival di Spoleto 60, en Italie. Deux sœurs semblent s’arracher les faveurs du roi mais l’une est en pole position. Sa voix ravit le roi. Sauf que ces jeunes filles sont âgées d’une centaine d’années et que si le roi demande à rencontrer l’élue de son cœur, il faudra ruser. Les deux vieilles dames complotent et il y a une montée dramatique vertigineuse avec le basculement des rôles, car l’une des deux sœurs devient le roi. C’est vertigineux dans le jeu et ce corps à corps entre deux comédiens (Salvatore D’Onofrio et Carmine Maringola,) interprétant le premier Rusinella, le second, Carolina, les deux sœurs – rôles tenus par des hommes comme il se devait à l’époque – et les ébats qu’elles semblent préparer. Leurs gestes sont répétitifs, presque obsessionnels, passant de la gaieté à la gravité, de l’imagination débridée à la frustration, par la variation des rythmes. Leur jeu de haute volée puise dans la farce, le clown et la bouffonnerie en même temps que la commedia dell’arte et la tragédie. Le château a la taille d’une maison de poupée, le rêve de séduction s’éloigne, même si se construit le simulacre de la rencontre. On ira même jusqu’au sacrifice, quand l’une demande à l’autre de lui retendre la peau – miroir aux alouettes de la jeunesse – et qu’elle finira comme une écorchée. La Scortecata est un conte cruel où deux acteurs brillantissimes renversent des montagnes. On pense au théâtre populaire et de tréteaux de Dario Fo et Franca Rame qui avaient, eux aussi, plus d’un tour dans leur sac.

© Maria Laura Antonelli – La Scortecata

Cinéaste, comédienne et metteure en scène, Emma Dante a fondé la compagnie Sud Costa Occidentale à Palerme en 1999 après avoir appartenu au Groupe 63 qui cherchait du côté de l’avant-garde théâtrale, puis joué comme actrice dans d’importantes compagnies italiennes. Elle a mis en scène plus d’une vingtaine de spectacles – son travail a souvent été primé – et depuis 2014, travaille avec le Théâtre Biondo de Palerme, grand Théâtre où elle a créé une école. Importante figure de la scène internationale, Emma Dante met à nu les tensions et folies, le rêve et le cauchemar et déploie la force de l’imagination. C’est aussi le résumé des deux spectacles qu’elle présente avec talent à La Colline.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2023

Textes, mises en scène et costumes Emma Dante – collaboration artistique Daniela Gusmano –  lumières Cristian Zucaro – traduction du texte en français Juliane Régler – surtitrage Franco Vena – coordination et diffusion Aldo Miguel Grompone – Pupo di zucchero, du 8 au 28 juin 2023, avec Tiebeu Marc-Henry Brissy Ghadout, Sandro Maria Campagna, Martina Caracappa, Federica Greco, Giuseppe Lino, Carmine Maringola, Valter Sarzi Sartori, Maria Sgro, Stéphanie Taillandier et Nancy Trabona – sculptures Cesare Inzerillo – assistanat aux costumes Italia Carroccio – La Scortecata, du 17 au 28 juin 2023, avec Salvatore D’Onofrio, Rusinella – Carmine Maringola Carolina – assistanat à la mise en scène Manuel Capraro.

La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun, Paris 20e – métro Gambetta – site :  www.colline.fr – tél. : 01 44 62 52 52.

House

© Simon Gosselin

Texte et mise en scène Amos Gitai, spectacle en anglais, arabe, français, hébreu, sur-titré en français et en anglais, à La Colline-Théâtre National.

Si les murs parlaient… ! A défaut, les occupants qui se sont succédé dans La Maison pendant un quart de siècle se racontent, dans une ville et une région de déséquilibre du monde où aucune équation ne résout les problèmes. Nous sommes à Jérusalem Ouest. Amos Gitaï remonte le fil du temps comme il l’a fait au cours de trois films documentaires : dans La Maison en 1980, Une maison à Jérusalem en 1997 et News from Home/News from House en 2005, après avoir filmé sur vingt-cinq ans une maison habitée successivement par des Arabes et des Juifs, des Palestiniens et des Israéliens où se sont sédimentées les langues et les cultures. Serge Daney critique cinéma cité dans le programme, écrivait dans Libération le 1er mars 1982 : « Gitai veut que cette maison devienne à la fois quelque chose de très symbolique et de très concret, qu’elle devienne un personnage. Il arrive l’une des plus belles choses qui soit : des gens qui regardent la même chose et qui voient des choses différentes. Et que cette vision émeut. Dans la maison à moitié éboulée, des hallucinations vraies prennent corps. »  Amos Gitai en fait ici une adaptation, sur le plateau du théâtre de La Colline. Et la Maison devient une métaphore, portée par un dialogue artistique entre des acteurs et des musiciens venus de différentes sources géographiques du Moyen-Orient, et de France.

© Simon Gosselin

La scène est ouverte dans sa plus grande dimension et d’importants échafaudages occupent tout l’espace. Deux tailleurs de pierres, « ouvriers des territoires occupés », s’affairent sur les blocs d’une maison en reconstruction, armés de la pointe, du ciseau et du marteau. Côté jardin, en haut de l’échafaudage, une plateforme où est installé le musicien, Kioomars Musayyebi, joueur de santour qui a appris l’instrument auprès du célèbre maître iranien Faramarz Payevar, et à écrire la musique auprès du compositeur Farhad Fakhredini. A l’arrière-scène un immense écran où les images des films d’Amos Gitai apparaissent, à certains moments. La captation à l’Odéon de la lecture d’une lettre de sa mère, par Jeanne Moreau, ouvre le spectacle – Efratia Gitai, née à Haïfa en 1909 dont les lettres ont été éditées par Gallimard sous le titre « Correspondance 1929-1994 » – Elle y exprime son rêve déçu et évoque « la brisure qui pèse » et son intention de rester : « quitter le pays, aller où, Paris, Berkeley ? C’est là que sont enterrés les miens, c’est ici que les souvenirs se sont fixés. »

En 1948 avec l’arrivée des troupes israéliennes, les habitants se sont enfuis délaissant leurs maisons. Un voisin raconte : cette maison appartenait à un médecin, Mahmoud Dajani, qui avait émigré en 1926 venant d’Irak. Le temps passant et la nécessité de loger les nouveaux arrivants se confirmant elle a été saisie par le gouvernement selon la « Loi sur la propriété des absents. » Promulguée en mars 1950 sous David Ben-Gourion, Premier ministre israélien, cette Loi est l’un des textes fondateurs d’Israël, accordant à l’État le pouvoir de confisquer et de saisir les propriétés et les biens des Palestiniens, qu’ils ont été forcés de laisser derrière eux, deux ans plus tôt. Dans le spectacle le promoteur israélien arrive dès 1948, Mahmoud Dajani est chassé de sa maison qui ensuite, passe de mains en mains, comme de nombreuses autres maisons de Jérusalem. Une femme d’origine turque, l’a habitée et tous parlent de leur attachement au lieu, de l’esprit des lieux. « Je reconnais. Cette vieille maison-là, où j’ai grandi. » Dajani en redessine le plan d’architecture. « Tout ça est nouveau, avant, les fondations étaient en pierres. C’est ici que j’habitais, il y avait de belles figues, ici les amandiers qu’on cueillait, la citerne où on recueillait l’eau… »

© Simon Gosselin

Le tailleur de pierres qui gagne une fois et demie plus que de l’autre côté exprime aussi sa rage d’avoir perdu sa maison, son frère, son fils : « on est des prisonniers ici, je les hais comme ils me haïssent. » Un certain nombre de personnages, anciens habitants de la maison ou gens du quartier, défilent – interprétés par Bahira Ablassi, Benna Flynn, Irène Jacob, Micha Lescot, Pini Mittelman, Menashe Noy, Minas Qarawany, Atallah Tannous – et des paroles de colère, de nostalgie et d’impuissance s’énoncent tout au long du spectacle. Chaque maison a son histoire mais pour « construire une maison sur les restes d’une autre, il faut beaucoup de temps et démonter pierre par pierre. » Obligée de céder une partie de la maison qu’on divise pour loger plus de monde, Claire raconte aussi : « J’habite depuis dix-sept ans dans cette rue Dor dor ve dorshav ». « Ce n’est pas moi qui ai fait l’histoire, je ne peux pas la défaire, l’Histoire s’est faite comme ça » lui répond-on. Le voisin, Michel Kichka, dont le nom est issu de Turquie ou de Bulgarie, dessinateur de BD dont le père est mort à Buchenwald en 1942, s’installe à son tour en Israël en 1974 et n’envisage pas d’en partir : « J’aime le climat de Jérusalem, sec, la ville me touche beaucoup. »

Outre le santour de Kioomars Musayyebi, un Ensemble vocal accompagne le spectacle, apportant un peu de douceur et de lien, sous la direction musicale de Richard Wilberforce avec le violoniste Alexey Kochetkov, le ténor Benedict Flinn, la soprano Laurence Pouderoux, et avec une remarquable soprano née en Jordanie de parents palestiniens, Dima Bawab qui à un moment de tension chante de sa voix de cristal. La musique et certains chants a-cappella traduisent les sentiments y compris la colère, quand le violon devient de plus en plus nerveux ou que les claves et le santour montrent le bruit et la fureur intérieurs. « Dans mon village ils veulent faire une colonie…Cette terre a tant de valeur pour moi…Le sang de mon père est mêlé à la terre. »  A la fin la musique est couverte par le bruit des avions, deux grosses caméras tombent des cintres, on feuillette un album photo.

Le texte et le spectacle pourraient être sans fin, comme le conflit l’est, et le geste civique d’Amos Gitai n’y suffit plus en ce temps où les juifs orthodoxes et le gouvernement israélien virent à la droite extrême et développent à outrance leurs colonies. Ce constat d’impuissance évite la confrontation, et le symbole de la maison sous la direction du metteur en scène-réalisateur – anciennement architecte et fils d’architecte – même s’il reste au cœur des débats, est peut-être aujourd’hui, par la montée des extrémismes, insuffisant ou dépassé. Au-delà du témoignage l’angle de vue manque de précision. Chaque personnage défend un point de vue et même l’énumération des moments de conflit dans la région ne ramène pas à la raison. La construction du spectacle reste assez linéaire avec ses extraits de films, et l’échafaudage a dès le début presque déjà tout dit.

En 2019, Amos Gitai avait présenté au Théâtre de la Ville Letter to a friend in Gaza inspiré par Mahmoud Darwich, Yizhar Smilansky, Émile Habibi, Amira Hass, Albert Camus, puis Exils intérieurs en 2020 sur des textes de Thomas Mann, Hermann Hesse, Rosa Luxembourg, Antonio Gramsci, Else Lasker Schüler et Albert Camus (cf. nos articles ubiquité-cultures des 17 septembre 2019 et 11 octobre 2020). Que faire aujourd’hui alors que la construction de deux états est restée lettre morte et que la solidarité politique est plus qu’aléatoire ? Quel film tourner, quel spectacle monter, quel engagement prendre ? Quel est le rôle de l’artiste dans la société où il vit ? Telles sont les questions qui, en sortant du théâtre, tournent dans les têtes.

Brigitte Rémer, le 15 avril 2023

© Simon Gosselin

Avec : Bahira Ablassi, Dima Bawab, Benna Flynn, Irène Jacob, Alexey Kochetkov, Micha Lescot, Pini Mittelman, Kioomars Musayyebi, Menashe Noy, Minas Qarawany, Atallah Tannous, Richard Wilberforce – assistanat à la mise en scène Talia de Vries – adaptation du texte Marie-José Sanselme et Rivka Gitaï – scénographie Amos Gitaï assisté de Philippine Ordinaire – costumes Marie La Rocca assistée d’Isabelle Flosi – lumières Jean Kalman – son Éric Neveux – direction musicale Richard Wilberforce – collaboration vidéo Laurent Truchot – maquillage et coiffure Cécile Kretschmar – préparation et régie surtitres Katharina Bader – construction du décor atelier de La Colline.

Création à La Colline-Théâtre National, du 14 mars au 13 avril 2023, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30 – 15 rue Malte-Brun, 75020 Paris – métro Gambetta – tél. : 01 44 62 52 52 – site : www. colline.fr et différents rendez-vous, dont des projections eu Centre Georges Pompidou et au MK2 Beaubourg.

Familie

© Michiel Devijver

Conception, texte et mise en scène Milo Rau, à La Colline-Théâtre National.

Après Grief and Beauty présenté récemment à La Colline, second volet de la Trilogie de la vie privée élaborée par Milo Rau (notre article du 27 janvier 2023), Familie, son premier volet, est à son tour programmée, autour du même regard posé par l’artiste sur la mort.

Il part ici d’un fait d’hiver : quatre membres d’une même famille vivant près de Calais dans le nord de la France, la famille Demeester, composée des parents, de deux adolescentes et de deux chiens, ont été retrouvés pendus dans la cuisine, en 2007. Aucune effraction, pas de violence, ces mots laconiques uniquement laissés : on a trop déconné, pas de drames internes repérés. Un cas resté mystérieux.

Milo Rau tente de décoder le sens de la vie et le sens de la mort de cette famille ordinaire en reconstituant ce qu’il imagine être leur dernière soirée, dans l’attente du geste qu’ils posent collectivement. On les voit dans leur vie sommes toutes banale, cuisiner, téléphoner, regarder la télévision, apprendre l’anglais, prendre une douche, rien que du quotidien, on a envie d’oublier la tragédie annoncée.

© Michiel Devijver

Radical en même temps que construisant le trouble entre réalité et fiction, Milo Rau nous fait pénétrer chez eux par les fenêtres de la façade de leur maison. Le père est aux fourneaux dans la cuisine-pièce de vie, la mère colle des photos sur les murs de la salle de bains puis prend sa douche, les deux filles sont dans leur chambre. On sentira chez elles l’espace d’un instant une hésitation finale, jusqu’à ce que l’aînée, sorte de narratrice première dans le spectacle, donne le signal, par ces mots : Faisons-le. Placée à l’avant-scène, elle avait auparavant témoigné d’idées suicidaires, plan repris par caméra et s’affichant sur grand écran. Avec la famille Demeester, on quitte la normalité pour entrer dans l’irrationnel. On ne connait pas ses motivations, « la pièce peut être vue un peu comme une messe noire de la vie », dit Milo Rau.

Le début du spectacle dessine aussi le contexte du fait d’hiver – nous sommes loin de toute fiction – en montrant quelques images des acteurs visitant Calais : la sculpture de Rodin et ses célèbres Bourgeois de Calais, les bords de mer, la façade de la maison où s’est déroulé le drame, évoquée par la scénographie signée de Barbara Vandendriessche. Nous sommes entre le dedans et le dehors. Milo Rau joue aussi avec les frontières de la réalité par le choix d’une véritable famille d’acteurs pour sa distribution : An Miller, Filip Peeters, Leonce Peeters et Louisa Peeters, tous quatre excellents dans les petits gestes de tous les jours et la vérité de leur comportement, dans l’expression de ce que chacun préfère. Des caméras traduisent par gros plans retransmis sur écran ces petits riens qui font le quotidien.

La fin du spectacle ne nous épargne pas, quatre cordes pendent du plafond devant la véranda et nous assistons à la pendaison dans son sens le plus réaliste du terme. Le salut heureusement nous rassure quelques minutes plus tard au retour des acteurs, mais l’illusion est totale et l’idée qu’une famille se soit réellement tuée ne nous quitte pas.

Avec Milo Rau, directeur artistique du Théâtre de Gand (NTGent) qui, au fil de plus d’une vingtaine de spectacles interroge les tragédies du monde, nous ne sommes plus vraiment face à un geste artistique, mais plutôt face à nos raisons de vivre et à l’absurde de la vie.

Brigitte Rémer, le 4 mars 2023

Avec : An Miller, Filip Peeters, Leonce Peeters, Louisa Peeters. Décors Anton Lukas – costumes Anton Lukas, Louisa Peeters – vidéo Moritz von Dungern – lumières Dennis Diels – arrangements musicaux Saskia Venegas Aernouts

Du 10 au 12 février et du 17 au 19 février 2023 à 20h30, le samedi 18 février à 15h30 – à La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – site : www.colline.fr

This is how you will disappear

© Christophe Raynaud de Lage

Conception, mise en scène, chorégraphie et scénographie Gisèle Vienne, texte Dennis Cooper,  création musicale Stephen O’Malley et Peter Rehberg – créé en collaboration avec et interprété par Jonathan Capdevielle, Nuria Guiu Sagarra et Jonathan Schatz – au Théâtre de la Colline, en coréalisation avec Chaillot/Théâtre national de la Danse.

On se trouve dans une forêt de sapins, flamboyante et inquiétante, quelques arbres d’autres familles et de diamètres divers y ont pris place, certains décharnés mais fiers comme des figures-totems. Dans ce décor tourmenté, au milieu d’un tapis de feuilles mortes, une jeune gymnaste en juste-au-corps blanc s’entraîne, (remarquable Nuria Guiu Sagarra) à la recherche de la perfection : grands écarts, de face, de profil, figures acrobatiques, torsions extrêmes. L’entraînement se fait sous le regard d’un coach en survêtement blanc, inscription France au dos (Jonathan Capdevielle).

© Christophe Raynaud de Lage

L’ambiance est étrangement malsaine, les deux personnages ont d’ailleurs surgi du dessous des feuilles, d’emblée on se pose la question : l’a-t-il violée, quel est le deal entre eux ? L’entraînement est rude, exigeant, froidement effectué froidement accompagné, plus proche de l’acte de torture que d’un entrainement bienveillant. Le dialogue ajoute à la tension ambiante. L’homme évoque l’idée de la jeter à la rivière… L’entraînement doit être parfait, exige-t-il et il la menace avant de la lâcher avec violence et de disparaitre. Blessée, elle en reste un instant comme pétrifiée, et le temps se suspend. Puis elle attrape son sac à dos, qui restera suspendu à une branche tout au long du spectacle, y prend quelques gâteaux, ôte ses tennis comme si elle sortait du gymnase, et se rhabille. Dans l’ombre, une silhouette noire, à peine perceptible et le bruit d’un torrent qui descend la montagne. Silence. Pesanteur.

Restée seule, ce sont les éléments qui se lèvent, quelques feuilles mortes commencent à doucement voltiger, elle, exécute une sorte de danse obscure, puis le vent se lève de plus en plus violemment et la terre se soulève formant comme des nuages bruns qui s’enroulent avec force en spirales. Le spectacle est d’une grande beauté. D’autres nuages bruns tombent aussi du ciel. C’est la tourmente. À travers ces épais nuages nous sommes comme projetés au fond de la rivière où le corps de la jeune femme qu’on devine par le point blanc de son juste-au-corps à peine perceptible est roulé dans les flots. Les images sont impressionnantes, d’une grande beauté picturale et la bande son de forte intensité insiste sur l’inhospitalier par ses grincements, crissements, grésillements, froissements, claquements, sons continus et grandes orgues, chuchotements, nous propulsant dans l’au-delà et le fantasme. Les sons de la forêt sont amplifiés. Un long temps s’écoule où le noir est quasi absolu et où, imperceptiblement, se poursuit le déplacement des nuages.

© Christophe Raynaud de Lage

Entre alors en piste ce personnage d’ombre à peine entrevu et qui se trouve à son tour sur le devant de la scène (Jonathan Schatz). Un musicien, un junkie qui raconte en balbutiant avoir poignardé une jeune fille. Le coach vient lui régler son compte et le tue. La scène est rejouée dans la forêt par des mannequins représentant les personnages. L’hallucination est totale. Puis le coach s’arme d’un arc sophistiqué. Un oiseau traverse la scène de cour à jardin, puis un rapace, buse, circaète ou effraie, se pose sur une branche. Très détachée la jeune gymnaste rapporte la flèche qu’elle tient dans la main.

Avec This is how you will disappear, le spectateur traverse une expérience sensorielle, écologique, géologique et climatique, physique et mentale, des plus singulières. Il entre dans la poussière du tableau entre l’incarné et le désincarné des personnages, la jeune athlète et les  éléments scénographiques servant de fil conducteur à la narration. Le temps, la mémoire, l’espace mental, le trouble et la perception, les rapports de force et la violence sourde, s’inscrivent au générique de la démarche de la talentueuse Gisèle Vienne, chorégraphe, marionnettiste, metteure en scène et plasticienne, férue de philosophie et de musique. (cf. notre article sur L’Étang, du 28 décembre 2022).

Brigitte Rémer, le 13 janvier 2023

Avec Jonathan Capdevielle, Nuria Guiu Sagarra et Jonathan Schatz – création musicale Stephen O’Malley, Peter Rehberg- remix, interprétation et diffusion live Stephen O’Malley – texte et paroles de la chanson Dennis Cooper – lumières Patrick Riou –  sculpture de brume Fujiko Nakaya – vidéo Shiro Takatani – stylisme et conception des costumes José Enrique Oña Selfa – fauconnier Patrice Potier/Les Ailes de l’Urga – remerciements pour leurs conseils Anja Röttgerkamp et Vilborg Àsa Gudjónsdóttir – conception des poupées Gisèle Vienne – construction des poupées Raphaël Rubbens, Dorothéa Vienne-Pollak, Gisèle Vienne – reconstitution des arbres et conseils Hervé Mayon/La Licorne Verte – vidage et reconstitution des arbres François Cuny/O Bois Fleuri, les ateliers de Grenoble – création maquillages, perruques, coiffures Rebecca Flores – programmation vidéo Ken Furudate – ingénierie brume Urs Hildebrand – réalisation des costumes Marino Marchand – réalisation du sol Michel Arnould et Christophe Tocanier – traduction des textes de l’anglais (États-Unis) au français Laurence Viallet – This is how you will disappear a été créé le 8 juillet 2010 au Festival d’Avignon.

Du 6 au 15 janvier 2023, du mercredi au samedi à 20h30, mardi à 19h30 et dimanche à 15h30, à La Colline, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – Sites : www.colline.fr et www.theatre-chaillot.fr – En tournée les 2 et 3 mars 2023 à la MC2/Maison de la Culture de Grenoble.

Racine carrée du verbe être

© Simon Gosselin

Texte et mise en scène de Wajdi Mouawad – à La Colline/Théâtre National – Dernières représentations.

C’est un bien joli titre qui nous mène dans la mathématique de Wajdi Mouawad, auteur, metteur en scène et directeur de La Colline, autrement dit racine de Mouawad égale Mouawad, comme la racine carrée permet d’obtenir le nombre de départ. Ainsi va la quadrature du cercle. Car c’est de lui que parle l’auteur, lui du Liban exilé en France puis au Québec avec sa famille, en 1978 quand il avait neuf ans, pour de longues années, en raison de la guerre civile qui y avait sévi de 1975 à 1990, soutenue par les forces antagonistes des États proches comme la Syrie et Israël ; un pays de six millions et demi d’habitants où se mêlent le politique, le religieux et le quasi-mafieux.

© Simon Gosselin

D’une durée de six heures trente, la Geste Mouawadienne est à voir en deux épisodes ou d’une seule traite, selon les jours, elle conte son épopée familiale avec pour toile de fond les explosions du Port de Beyrouth, en 2020 pour lesquelles les différentes autorités se renvoient la balle quant aux origines. Plusieurs doubles, incarnations du personnage nommé Talyani Waqar Malik nous permettent de l’accompagner dans ce dédale de la vie où l’on peut se trouver au même moment dans cinq lieux différents, où les vies se superposent.

Au début Wajdi le jeune est assis face à Wajdi le vieux, le sage et il apprend de lui. Il est prié par son père de filer acheter au plus vite un billet d’avion pour toute la famille pour Paris ou Rome, le premier vol possible, afin de fuir le pays en proie à la violence de la guerre. Et tous se retrouvent à Paris avant de poursuivre leur route pour Montréal. Là s’enclenche le compteur des et si… Là où le hasard mène la danse, là où on aurait pu être un autre et où finalement plus rien n’a vraiment d’importance. Il y a, derrière le foisonnement de l’écriture en désordre et parfois en cliché un questionnement sur l’identité plurielle et les lignées familiales, sur celui que j’aurais été dans un autre contexte et ce que l’exil peut apporter.

Chauffeur de taxi à Paris, le premier Talyani Waqar Malik charge un voyageur à Roissy ; seconde identité, second Talyani Waqar Malik, un neurochirurgien participe à un débat plus que houleux sur les neurosciences en Italie, autour du rapport au réel, de la réalité et de la fiction, son attitude est odieuse, particulièrement avec les femmes ; le troisième est artiste plasticien au Québec, provocateur à outrance dont on lacère les toiles ; le quatrième est condamné à mort aux États-Unis et attend l’exécution de sa sentence à la prison fédérale, un jeune cinéaste autorisé à le filmer oublie de charger sa caméra et tente de le convaincre de demander sa grâce ; ce prisonnier est en fait l’assassin des parents adoptifs du réalisateur, et cela met en jeu la possibilité du pardon. Le cinquième est face à son magasin de jeans dont il ne reste rien après les explosions de Beyrouth.

© Simon Gosselin

Toutes ces histoires se mêlent à la chronique familiale, ouvrant le thème sur l’universel. Des militants écologistes se font arrêter. Il est question de discours aux arbres, de la Naissance de Vénus de Botticelli. On assiste aux règlements de compte intrafamiliaux avant la mort du père et à la transmission de ses affaires. On voudrait qu’il « dise enfin les mots qu’il n’a jamais dits » et qu’il accepte la présence du compagnon qu’on n’a jamais osé lui présenter. Pour l’enterrement on invite les cousins. Il y a l’incompréhension entre frères et sœurs, l’eau bénite hypocrite et jusqu’à l’inceste. Le cours de Hanane au final devient une remarquable démonstration sur Einstein et la relativité restreinte. On flotte alors entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, sur l’être humain paradoxal, sur la racine carrée et le big band, sur la ligne du temps, sur la diagonale et l’hypoténuse.

Et l’on est bien essoufflés quand Wajdi le jeune se trouve à nouveau face à Wajdi le vieux, le sage, à la fin du spectacle après les hauts et les bas du récit, même si les acteurs aux multiples rôles sont passés de l’un à l’autre avec fluidité et précision et si la scénographie a permis de voler d’un lieu à l’autre. Racine carrée du verbe être est une algèbre où l’auteur démultiplié veut embrasser tant d’histoires et de souvenirs qu’il nous étouffe et nous perd dans ses sinuosités.

Brigitte Rémer, le 20 décembre 2022

Avec : Maïté Bufala*, Madalina Constantin, Jade Fortineau, Jérémie Galiana, Delphine Gilquin*, Julie Julien, Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac-Olanié, Wajdi Mouawad, Anna Sanchez*, Merwane Tajouiti*, Richard Thériault, Raphael Weinstock / membres de la Jeune troupe de La Colline – enfants en alternance :  Adam Boukhadda, Colin Jolivet, Meaulnes Lacoste, Théodore Levesque, Balthazar Mas-Baglione, Ulysse Mouawad, Adrien Raynal, Noham Touhtouh – avec les voix de Juliette Bayi, Maïté Bufala, Julien Gaillard, Jacky Ido et Valérie Nègre. Assistanat mise en scène Cyril Anrep et Valérie Nègre – dramaturgie Stéphanie Jasmin – scénographie Emmanuel Clolus – lumières Éric Champoux – conception vidéo Stéphane Pougnand – dessins Wajdi Mouawad et Jérémy Secco – musique originale Paweł Mykietyn – conception sonore Michel Maurer assisté de Sylvère Caton et Julien Lafosse – costumes Emmanuelle Thomas assistée de Léa Delmas – maquillages et coiffures Cécile Kretschmar – couture Anne-Emmanuelle Pradier – interprète polonais Maciej Krysz – suivi du texte et accompagnement des enfants Achille di Zazzo – répétiteur français Barney Cohen – professeur de trompette Roman Didier – avec la participation en répétitions de Yuriy Zavalnyouk – construction du décor par l’atelier de La Colline.

Du 21 au 30 décembre 2022, intégrales à 17h30 – La Colline/Théâtre National, 15 rue Malte Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – site : www.colline.fr – tél. 01 44 62 52 52.

The Interrogation

© Tuong-Vi Nguyen

Texte Édouard Louis et Milo Rau, mise en scène Milo Rau, avec Arne de Tremerie – à La Colline Théâtre National – spectacle en néerlandais surtitré en français.

C’est un étrange objet théâtral où se superposent les visages d’Edouard Louis, l’auteur et de Arne de Tremerie, acteur du NTGent. La ressemblance est troublante, même yeux clairs, baskets et sweats blancs, jean et sac à dos, les deux hommes sont purs sosies, impression renforcée par le dialogue qui s’installe entre le plateau et la vidéo, ce questionnement de l’acteur à l’auteur, de l’auteur au metteur en scène.

Préparant un spectacle avec Milo Rau, Édouard Louis aurait pu être sur scène mais pris de panique, se désiste et lui écrit, ce sont les premiers mots du spectacle : « Je ne serai pas là. » Il mène son combat d’artiste entre l’écriture et le jeu avec lequel il a eu une première expérience, dans Qui a tué mon père – publié en 2018 et mis en scène par Thomas Ostermeier deux ans plus tard – il choisit l’écriture. « J’ai échoué avec le bonheur, une fois de plus » dit-il.

À la frontière du théâtre et du réel, on entre dans le trouble du récit de vie qu’il donne sous le regard créatif de Milo Rau. De leur échange est née L’Interrogation, qui touche au doute, à l’échec et à la vulnérabilité. « Je pense que notre pièce navigue entre ces deux réalités : l’impuissance et le pouvoir de l’art, de la performance, de changer une réalité individuelle et collective. »

Entrelacé dans l’autobiographie et les blessures de l’enfance et au-delà des auto-citations, Édouard Louis parle de ses références, de Tintin au pays de l’or noir à Bourdieu, de Purcell à Sarah Kane, de Didier Éribon son mentor, auteur de Retour à Reims à Bernard-Marie Koltès et Jean-Luc Lagarce. Il parle de son enfance douloureuse d’Hallencourt et des provocations permanentes dans la cour du collège, des cours de théâtre qui lui ont sauvé la vie et de Gérard son professeur qu’il croise dans le métro par hasard, d’une interview sous un abribus, de la lecture à outrance qui a vengé son enfance, de sa liberté retrouvée : « Maintenant, j’existe » dit-il.

Édouard Louis utilise sa propre vie et interroge sa biographie pour comprendre notre époque. Il l’a fait en 2014 dans En finir avec Eddy Bellegueule qui parle de l’enfance et de l’adolescence, de l’éveil à l’homosexualité et par là-même de l’agressivité des autres et du rejet ; en 2016 avec Histoire de la violence qui évoque le viol ; en 2021 avec Combats et métamorphoses d’une femme, hommage à sa mère. Il a traduit l’écrivaine canadienne, Anne Carson, et entre autres son livre Antigonick. Il mène ses combats intérieurs par la plume. Sa rencontre artistique avec Milo Rau, dramaturge suisse, directeur artistique de l’Ensemble NT Gent, à Gand, ouvre sur un spectacle relativement iconoclaste où ce qu’il a livré dans ses écrits précédents se retrouve. Porté par Arne de Tremerie dans un effet miroir troublant et pertinent, tout questionne le théâtre et son double avec intelligence, sensibilité et élégance. « Le cœur du théâtre est le même que celui de la littérature : montrer ce qui est difficile à montrer. Le théâtre ne devrait pas être un endroit sûr » dit Édouard Louis parlant de ce travail avec Milo Rau.

Il neige sur Hallencourt comme sur le plateau de la Colline où Édouard Louis, Milo Rau et Arne de Tremerie déposent leur vérité partagée, provoquant chez le spectateur questionnement et réflexion.

 Brigitte Rémer, le 27 mai 2022

Dramaturgie Carmen Hornbostel – lumières Ulrich Kellermann – assistant à la mise en scène Giacomo Bisordi – direction technique Jens Baudisch – direction de production Mascha Euchner – Martinez – traduction Erik Borgman et Kaatje De Geest.

De 18 à 24 mai 2022 à 20h – La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – tél. : 01 44 62 52 52 – www.colline.fr

L’Odyssée – Une histoire pour Hollywood 

© Magda Hueckel

D’après l’Odyssée d’Homère – Le Roi de coeur et Les Retours de la mémoire d’Hanna Krall – texte Krzysztof Warlikowski et Piotr Gruszczynski, co-auteur Adam Radecki, collaboration Szczepan Orłowski, Jacek Poniedziałek – mise en scène Krzysztof Warlikowski – Spectacle en polonais surtitré en français et en anglais, à La Colline Théâtre National.

C’est une grande fresque où se superposent l’histoire grecque ancienne – celle de l’Odyssée d’Homère et l’Histoire récente de l’Holocauste, en 1939/1945. Au-delà de la mythologie, Krzysztof Warlikowski, directeur du Nowy Teatr de Varsovie, choisit de parler de l’extermination des juifs à travers le personnage d’Izolda Regensberg. Partie à la recherche de son mari, celle-ci fut arrêtée à Vienne alors qu’elle se dirigeait vers Mauthausen où il était emprisonné, et fut elle-même déportée à Auschwitz, puis à Bergen Belsen. En 1980 Izolda Regensberg demanda à Hanna Krall, journaliste, dramaturge polonaise née en 1937 à Varsovie et scénariste du réalisateur Krzysztof Kieslowski, d’écrire son histoire. Elle avait pour projet de le faire adapter ensuite pour le cinéma hollywoodien, avec pour casting Elizabeth Taylor dans son propre rôle.

Hanna Krall et Izolda Regensberg se sont longuement rencontrées au fil de ces années, à Haïfa où vit Izolda ainsi qu’à Varsovie. Il y eut un premier texte s’intitulant Wygrana wojna Izoldy R. La Guerre gagnée par Izolda R. que la protagoniste n’a pas reconnu suivi d’une seconde mouture, Le Roi de cœur, qui ne répondait toujours pas à ses attentes. Izolda voulait du flamboyant, Hanna Krall répondait dans la force de la simplicité. Dans l’interview donnée à Piotr Gruszczynski l’auteure dit : « Je lui ai répondu que plus il y avait de désespoir, moins il fallait de mots. » De cette écriture est né le spectacle où les fils des deux destins s’enchevêtrent, celui d’Ulysse et celui d’Izolda, une façon pour Krzysztof Warlikowski de travailler sur l’errance en élaborant des constructions imaginaires, de lutter contre l’oubli et d’interroger la mémoire.

Le spectacle débute avec le retour d’Ulysse. Le vieil homme rentre après la guerre de Troie, sa famille l’attend à l’aéroport, entre autres son épouse, Pénélope et son fils, Télémaque. La représentation du héros grec est parfaitement contemporaine. « Je m’appelle Personne » se présente-t-il, et il n’est pas forcément le bienvenu après vingt ans passés sur ce chemin du retour aux multiples rencontres dont le Cyclope qu’il combat et ses ébats avec Calypso qu’il narre de manière crue, donc cruelle. Il se raconte et appelle la mythologie, évoquant l’immortalité que lui offrait la Nymphe des mers et qu’il avait refusée. Et l’on glisse d’une époque à l’autre, rattrapant le destin d’Izolda, montrant son numéro tatoué, marquage de son passage à Auschwitz.

Sur fond d’angoisses universelles et contemporaines et à travers un jeu surprenant d’analogies on entre dans l’histoire-archétype de l’aventure humaine. Krzysztof Warlikowski emprunte la voie de l’univers hollywoodien et nous donne les clés pour y entrer. Aux textes des acteurs présents sur scène il juxtapose des séquences vidéo sur grand écran et compresse le temps. Roman Polanski, signataire du Pianiste sur le ghetto de Varsovie, en sera le réalisateur, le producteur Robert Evans son ami, l’accompagnera, Liz Taylor en sera l’interprète, tous sont prêts à jouer le jeu d’un film pourtant déclaré peu commercial et qui finalement ne se fera pas.

© Magda Hueckel

On dérive, de séquence en séquence, partant de Télémaque cherchant un jean à sa taille et en essayant une vingtaine, à un pique-nique savoureux en Forêt Noire, plus privé que professionnel entre les ex-amants Hannah Arendt et Martin Heidegger, ce dernier montré du doigt pour avoir collaboré avec le nazisme, rencontre qui a réellement eu lieu, en 1950. Vêtue d’un tailleur blanc jupe plissée, Hannah devise sur le visible et l’invisible, sur Paul Celan le poète, tandis que lui, pantalon de golf et costume forestier, lui transmet les salutations de sa femme Elfriede… Passant par là un moine bouddhiste des plus bavards se joint à eux pour la cérémonie du thé… Il se met à neiger. Fin de la séquence.  On passe ensuite du royaume d’Hadès et des Enfers au dibbouk, cet esprit malin de la mythologie juive qui hante les lieux de mémoire. On croise aussi Claude Lanzmann par une séquence de son film Shoah, qui montre aussi la difficulté, pour les rescapés, de parler.

Un chassé-croisé de séquences et différents niveaux de récits se succèdent, sans rapport immédiat les uns avec les autres. Réalité et fiction se mêlent, pourtant le fil rouge conducteur du spectacle nous ramène toujours au cœur du sujet, ce thème du retour. Krzysztof Warlikowski crée avec brio l’enveloppe de tous ces récits et les acteurs, tous brillants dans les univers dont ils témoignent, sont dirigés de main de maître. La scénographie, lourde et mobile, ressemble à une vaste cage et voyage latéralement de cour à jardin, elle enferme entre autres l’indicible par ces scènes de torture d’un SS sur une femme. Elle délimite aussi le front russe à la Libération et la zone occupée.

On connaît la complexité du travail de Krzysztof Warlikowski et sa virtuosité pour les grandes fresques, nombre de ses spectacles ont été présentés en France et dans les festivals européens. Depuis 2016 il est le directeur artistique du Nowy Teatr de Varsovie centre international de culture installé dans d’anciens bâtiments industriels remarquablement réaménagés, entouré de Piotr Gruszczynski, directeur littéraire et de Karolina Ochab, directrice générale. Dans L’Odyssée – Une histoire pour Hollywood il construit un voyage autour de libres associations partant de l’Éros d’Ulysse, sa vieillesse et sa solitude, jusqu’aux dérives de l’humanité à travers Izolda parlant des absents, du retour, de la mémoire et de l’oubli.

Brigitte Rémer, le 19 mai 2022

© Magda Hueckel

Avec : Mariusz Bonaszewski, Stanisław Brudny, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dalkowska, Bartosz Gelner, Malgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieslak, Wojciech Kalarus, Marek Kalita, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Jasmina Polak, Jacek Poniedzialek, Magdalena Popławska, Pawel Tomaszewski et Claude Bardouil.

À l’image : Maja Komorowska et Krystyna Zachwatowicz-Wajda – Collaboration artistique Claude Bardouil – scénographie et costumes Malgorzata Szczesniak – dramaturgie Piotr Gruszczynski en collaboration avec Anna Lewandowska – musique Pawel Mykietyn – lumières Felice Ross – vidéo et animations Kamil Polak – assistanat à la mise en scène Jeremi Pedowicz – réalisation du film de l’interrogatoire Paweł Edelman – maquillage et perruques Monika Kaleta – traduction du texte en français Margot Carlier – traduction du texte en anglais Artur Zapałowski – régie des surtitres Zofia Szymanowska.

Du 12 au 21 mai 2022, du mardi au samedi à 19h30 – La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro Gambetta – site : www.colline.fr

Les Imprudents

© Marie Clauzade

D’après les dits et écrits de Marguerire Duras – conception et mise en scène Isabelle Lafon, compagnie Les Merveilleuses – au Théâtre de la Colline.

Ils sont trois et entrent sur le plateau très naturellement, comme on marche dans la rue. Deux s’installent à la grande table où se trouvent textes et verres d’eau comme pour une répétition et se mettent à parler entre eux de Marguerite Duras comme on en parlerait au café, entre amis. La troisième, Isabelle Lafon, qui signe le spectacle, devise avec le public avant de les rejoindre. La voix de Duras, si particulière, nous est donnée en ouverture : « Il faut être plus fort que ce qu’on écrit… C’est écrire qui est exceptionnel. » Femme scandaleuse ? Littérature scandaleuse revendiquée, indécence ? « Ce qu’on cache, je le fais comme au grand jour. » Indiscrétion, engagement politique…  « Je veux déplaire » déclare-t-elle.

Les acteurs ont travaillé sur les textes de Duras collectés dans les archives, notamment audiovisuelles. Ils en ont tiré des séquences d’interviews qu’elle avait réalisées dans les différents coins du territoire français pour une émission de télévision, dans les années 65. À la lisière du récit ils se métamorphosent en personnages, dessinant les contours du portrait :

Dans les corons du Pas-de-Calais, à Harnes, on entend le témoignage d’un mineur de fond, André Fontaine, devenu extracteur dans une mine à 120 fosses. Il était chargé de la bibliothèque de la fosse 4 et se raconte, répondant aux questions de l’intervieweuse Duras, venue non pas pour leur parler mais pour les écouter dit-il encore avec admiration. Et elle leur avait lu des poèmes de Michaux et le célèbre Discours sur le colonialisme de Césaire. C’est là que « quelque chose a commencé pour nous » avait-il ajouté, ému qu’elle ait pris du temps avec eux, les mineurs.

On entend, par les acteurs, l’enquête que mène Marguerite Duras sur les lectures et centres d’intérêt des élèves du Lycée Jules Ferry de Versailles ; on l’entend parler avec des prisonniers ; on l’entend questionner la streap-teaseuse Lola Pigalle, sur ce que viennent chercher les clients : l’illusion, sans doute, répond-elle. De loin en loin sa voix se mêle à celle des acteurs. Ses questions, elle les pose haut et fort. « Écris dans ton coin… Quelle année, quel mois, quelle heure, comment tu t’appelles ? » Quelques textes émanent du groupe de la rue Saint-Benoît, là où elle vivait avec Robert Antelme et où ils recevaient nombre d’intellectuels et amis comme Dyonis Mascolo, Edgar Morin, Maurice Nadaud, Claude Roy et d’autres. Ils étaient alors communistes et voulaient changer le monde, ils croyaient en un idéal et en cette utopie : « nous étions scandalisés par le monde… » disait Duras. Sa rencontre avec Pierre Dumayet, pionnier des premiers programmes télévisés, animateur notamment de Lecture pour tous du temps de l’ORTF, au moment où elle venait de publier Le ravissement de Lol V. Stein en 1964, l’a marquée. Elle avait demandé à revoir l’interview vingt-cinq ans plus tard et y avait trouvé beaucoup de sincérité de la part du journaliste.

Le spectacle est un canevas de situations et de questions qui vont et viennent et qui traversent le temps. Il y a ce que dit Duras et ce qu’elle ne dira pas, peut-être par pudeur. Pour elle, la puissance de l’écriture c’est de faire revenir quelqu’un, de faire revenir un mort. On « rappelle » quelqu’un.

Aujourd’hui, on rappelle Duras, par ce spectacle qui semble démarrer de rien et qui prend toute sa puissance au fil du travail d’archéologie mené par Isabelle Lafon et ses coéquipiers, Johanna Korthals Altes et Pierre-Félix Gravière. Les trois acteurs sont très justes dans la liberté et la simplicité restituées. Au fil des portraits Isabelle Lafon s’approche de Duras. On est dans sa chambre, elle soulève le bras du tourne-disque et une chanson de l’époque se fait entendre, Capri c’est fini, d’Hervé Vilar, le couple danse. On entend le nom d’Anne-Marie Stretter, sorte d’archétype de la femme dans la littérature de Duras. On entend la nuit, la peur du silence, de la solitude et de la folie. « Je n’aime pas la nuit, la nuit, je lis ». Côté cour, un piano, comme chez Duras, sur lequel Johanna Korthals Altes joue quelques notes.

Née Donnadieu, près de Saïgon, Marguerite Duras (1914/1996) se fixe à Neauphle-le-Château où elle acquiert une grande maison, son lieu de vie privilégié à partir de 1958. Elle y tournera notamment Nathalie Granger avec Jeanne Moreau et Gérard Depardieu. C’est là que se termine le voyage théâtral. Isabelle et son chien Margo, star du spectacle, qui, à la fin, traverse le plateau, lui rendent visite. Margo et son double. A la fin, Isabelle Lafon raconte. Elle est Duras, dans sa voix et ses attitudes. Réminiscences d’enfance avec le camion du cinéma qui passait devant chez elle ; un brin d’amertume sur la dernière partie de sa vie : « Maintenant je passe dans la rue et on ne me voit pas. Je suis la banalité. » Le doute contient la solitude, l’alcool, l’écriture, « L’écriture, une sauvagerie d’avant la vie » dit-elle… Détruire, dit-elle, du nom de son roman et du film qu’elle avait tourné en 1969… A Neauphle, elle était moins seule, mais se disait plus abandonnée… « Je représente ce que toute une partie de vous refuse : l’incohérence, l’indiscrétion, l’orgueil, la vanité, l’engagement politique naïf, la violence désordonnée, le refus catégorique, le manque de managements, la méchanceté. Je pourrais ne pas m’arrêter. Avec tout ce bordel que je trimballe, je fais des livres » écrivait-elle à Alain Resnais en janvier 1969, dix ans après avoir écrit le scénario du célèbre film qu’il réalisera, Hiroshima mon amour.

Isabelle Lafon-Duras ne force pas le trait, elle fait apparaître Marguerite en creux à travers les différents récits portés par les acteurs, avec beaucoup de pertinence, de sensibilité et d’audace. C’est le quatrième portrait de femme qu’elle réalise : en 2016, à travers un spectacle intitulé Deux ampoules sur cinq, elle faisait le portrait d’Anna Akhmatova, poétesse admirée depuis la publication de son premier recueil, Soir, en 1912, portrait en dialogue avec celui de son amie, l’écrivaine Lyda Tchoukovskaïa. En 2017 elle présentait L’Opoponax, de l’auteure et militante féministe, Monique Wittig. En 2018 elle s’attaquait au Journal de Virginia Woolf, à travers son spectacle Let me try. Le spectacle Les Imprudents devient le quatrième lieu porteur de mémoire d’’une grande dame de la littérature, ici, Marguerite Duras, spectacle présenté par la compagnie, Les Merveilleuses, qui sait aussi diversifier sa palette et prendre d’autres directions.

Brigitte Rémer, le 12 janvier 2022

Avec Pierre-Félix Gravière, Johanna Korthals Altes, Isabelle Lafon – lumières Laurent Schneegans – assistanat à la mise en scène Jézabel d’Alexis – administration Daniel Schémann

Du 6 au 23 janvier 2022, Théâtre nationale de la Colline, le mardi à 19h, du mercredi au samedi à 20h, le dimanche à 16h, 15 rue Malte-Brun. 75020. Métro : Gambetta – Site : www. colline.fr

Points de non-retour [Quais de Seine]

© Christophe Raynaud-de-Lage

Texte et mise en scène Alexandra Badea – à La Colline Théâtre National.

C’est une belle écriture qui replace la mémoire face à l’Histoire et qui traite des périodes sombres de la France et de la colonisation, dans un triptyque intitulé Points de non-retour. Le premier volet, Thiaroye, présenté à la Colline en septembre 2018, traitait du massacre de dizaines de tirailleurs sénégalais – anciens prisonniers de guerre rapatriés dans un camp militaire de la périphérie de Dakar qui demandaient leur solde, en 1944 – et mettait en scène Nora, documentariste radio, reprenant le travail commencé par un de ses amis, brutalement disparu.

Le second volet, Quais de Seine, parle des relations franco-algériennes, longtemps restées taboues car inavouables. Deux histoires s’y croisent. La pièce débute par l’écriture d’une lettre, en avant-scène, dans un espace de clair-obscur où les mots s’affichent sur un écran : une jeune femme faisant fonction de narratrice (Alexandra Bodea), demande des précisions à celle qu’elle a un jour rencontrée dans un café et dont le récit de vie lui semblait proche du sien. Le scénario se bâtit autour du mal-être de Nora et de sa vraisemblable tentative de suicide (Sophie Verbeeck), de ses vertiges au sens propre comme au figuré, au moment de traverser la Seine, Pont Saint-Michel. Tétanisée par des angoisses qu’elle ne sait pas nommer, par des images qui  s’entrechoquent, elle bute et ne peut avancer. Pour tenter de comprendre, elle finit par accepter de se faire accompagner par un thérapeute (Kader Lassina Touré). Avec lui elle reconstitue le puzzle de son enfance à travers l’histoire de son père et de ses archives, après sa mort.

Séparé de sa mère venue en France alors qu’elle était très jeune, son père ne l’a pas élevée et a refait sa vie. Elle découvre des séquences du passé familial où les couples mixtes sont montrés du doigt et comprend en même temps le fil des événements politiques qui opposaient l’Algérie en quête d’Indépendance et la France. Des coupures de journaux et des notes de son père lui montre la violence des événements du 17 octobre 1961 qui ont opposé sur les quais de Seine une manifestation d’Algériens pacifistes à la police, menée par le préfet Papon, qui les a violemment réprimés, arrêtés, fait torturer et froidement assassiner jusqu’à jeter des manifestants dans la Seine, par-dessus bord. Elle découvre l’humiliation et la violence, ici et là-bas. Ses grands-parents, présents, avaient été arrêtés.

Une seconde histoire s’enchevêtre au récit premier, celle d’Irène (Madalina Constantin), fille de pieds noirs et de Younes (Amine Adjina), algérien, ami d’enfance depuis Sétif où ils sont nés, avec lequel elle s’enfuit en France et dont elle attend secrètement un enfant. Irène et Younes sont en fait les grands-parents que Nora n’a jamais rencontrés. On suit le fil narratif de leur vie en France : les difficultés identitaires auxquelles ils font face dans ce contexte de guerre entre les deux pays, la complexité du sentiment amoureux dans un cadre bi-culturel, leur engagement pour la libération de l’Algérie, la disparition de Younes et l’arrestation d’Irène, lui interdisant d’élever leur enfant.

Le spectacle nous mène de l’espace intime d’Irène et Younes à la prison, dans un va et vient permanent entre passé et présent. Les images des deux femmes, Nora et Irène, se fondent l’une dans l’autre tandis que l’image du demi-frère de Nora se superpose à celle du père absent. Surélevé, l’espace de jeu est au début espace clinique avec lit métallique et chaise où Nora exorcise son passé dans l’échange avec son thérapeute (scénographie et costumes de Velica Panduru). Apparaît ensuite le passé, derrière un voile qui marque la distance temps, et la nécessité pour Nora de se protéger d’un passé qu’au demeurant elle cherche, pour mieux s’en délivrer – l’espace privé d’Irène et Younes, la montée dramatique des événements politiques, portée par la narration, la métaphore de l’abattoir – (création sonore Rémi Billardon). C’est simple et épuré, porté sobrement par les acteurs, tous binationaux. La fiction donne une esquisse de ce que furent réellement ces événements historiques sur lesquels l’auteure a travaillé à partir de témoignages, archives de presse, fragments de rêves et d’utopie, elle a le mérite d’interpeller la mémoire coloniale (lumières Sébastien Lemarchand, assisté de Marco Benigno).

Née en Roumanie, Alexandra Badea a débuté ses études théâtrales à Bucarest et les a achevées en France où elle est arrivée en 2003. Elle a demandé sa naturalisation dix ans plus tard et, à partir de là, s’est interrogée sur les zones d’ombre de son pays d’adoption. Elle s’est investie dans l’écriture dramatique, écrit aussi des fictions radiophoniques, des courts-métrages et a publié un roman, Zone d’amour prioritaire, adapté en 2013 pour le Festival d’Avignon et mis en scène par Frédéric Fisbach. Sa langue d’écriture est le français. Sa pièce, Pulvérisés, montée en 2014 par Jacques Nichet et Aurélia Guillet, avait obtenu l’année précédente le Grand Prix de Littérature Dramatique.

Alexandra Badea prépare le troisième volet de sa trilogie Points de non-retour qui clôturera ce travail sur la mémoire et la transmission, sur la parole libérée et notre rapport au monde. L’Ile de la Réunion en sera le contexte. Et comme l’écrit l’exégète, professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre, Olivier Neveux, dans son récent ouvrage Contre le théâtre politique : « Oui, tout est politique… En un mot : politique est le théâtre. »

Brigitte Rémer, le 10 décembre 2019

Avec : Amine Adjina, Younes – Madalina Constantin, Irène – Kader Lassina Touré, le thérapeute Sophie Verbeeck, Nora – Alexandra Badea – voix Corentin Koskas et Patrick Azam. Dramaturgie Charlotte Farcet – scénographie, costumes Velica Panduru – lumières Sébastien Lemarchand, assisté de Marco Benigno – création sonore Rémi Billardon – collaboration artistique Amélie Vignals, assistée de Mélanie Nonotte – régie générale Mickaël Varaniac-Quard – construction des décors Ioan Moldovan / Ateliers Tukuma Works – direction de production, diffusion Emmanuel Magis (Anahi) assist. de Barbara de Casabianca et Leslie Fefeu – Le texte est publié chez L’Arche éditeur.

Du 7 novembre au 1er décembre 2019, mercredi au samedi 20h, mardi 19h, dimanche 16h. La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun, 75020. Paris – métro : Gambetta – site : www.colline.fr – tél. : 01 44 62 52 52.

Spectacle créé le 5 juillet 2019 au Festival d’Avignon – En tournée : du 4 au 7 décembre 2019, Comédie de Béthune – les 22 et 23 janvier 2020, le Lieu Unique, Nantes – le 3 février 2020, le Gallia Théâtre, Saintes – le 6 février 2020, Scène nationale d’Aubusson – du 12 au 14 mai 2020, Comédie de Saint-Étienne – le 1er juin 2020 au Sibiu International Theatre Festival/Roumanie.

 

Fauves

© Alain Willaume

Texte et mise en scène Wajdi Mouawad, à La Colline-Théâtre National.

Comme les rushs d’un film avant montage, les images fragmentées d’un feuilleton se construisent et se déconstruisent, au cours d’une première scène d’une grande violence. Dans une alcôve, une jolie blonde entre désir, haine et sexualité essaie de retenir son amant, un grand et beau black avant de le tuer à coups de couteau. Cette scène, qui va se répéter en se décalant légèrement, relève du montage d’un film que réalise Hippolyte Dombre (Jérôme Kircher).

La cinquantaine et père de deux adolescents – Lazare, astronaute confirmé, au Kazakhstan (Yuriy Zavalnyouk) et Vive, à la recherche de sa liberté et oeuvrant dans une ONG en Syrie (Jade Fortineau) – le réalisateur vient d’enterrer sa mère, Leviah, originaire du Maroc, morte accidentellement. Il doit faire face à une surprenante réalité, transmise par le notaire chargé de régler ses affaires posthumes. Il apprend que son père biologique n’est pas celui qui l’a élevé, et que l’homme vit au Québec. Sa mère n’avait pas divorcé d’avec lui bien qu’elle se soit remariée en France. Il décide de partir à la recherche de ses origines et à la rencontre d’Isaac, ce père inconnu (Gilles Renaud), au Québec. Il entre petit à petit dans son histoire familiale, fouillant dans la généalogie transgénérationnelle soigneusement oubliée, ou cachée par sa mère. Il découvre qu’il a un demi-frère, Edouard, (Hughes Frenette) que les deux mères (la sienne, interprétée par Norah Krief et celle d’Edouard, interprétée par Lubna Azabal) avaient échangé un pacte, resté secret, qu’Isaac a une troisième femme, jeune et enceinte, qu’il ne connaitra pas puisqu’elle se donne la mort au même moment. Sous le choc et au bout du cauchemar qu’apportent ces découvertes, Hippolyte Dombre tombe au fond du labyrinthe et sombre dans la folie, lors de son vol retour pour Paris. Les fils de la narration se brouillent dans une succession d’histoires sombres, et le jeu de la déconstruction de cette saga familiale autocentrée, s’étire dans le temps – temps théâtral et temps réel, le spectacle dure quatre heures.

Dans Fauves s’entremêle le présent et le passé selon les règles du polar, la technique du flash-back et de l’ellipse chère à Wajdi Mouawad. Comme dans les quatre pièces qui forment Le Sang des promesses : Littoral, Incendies, Forêts et Ciels, l’auteur questionne la famille et ses non-dits, les racines, la violence, les cultures. Il nous fait ici voyager entre Europe, Amérique et Kazakhstan, « Pour égorger les fantômes rien de mieux que le silence » reconnaît-il. La scénographie d’Emmanuel Clolus est astucieuse elle permet de construire chaque tableau avec des praticables mobiles et de la transparence dont le metteur en scène use et abuse, mais dont les effets sont efficaces pour servir son propos fragmenté – de l’étude du notaire à l’aéroport, d’une maison de retraite à une station spatiale, de la rue québécoise à une ONG syrienne -. On retrouve à travers ces espaces la gamme déclinée des sentiments dont les protagonistes sont habités, à travers le dévoilement de l’inceste, du viol, de bébés échangés et le background des meurtre, suicide, trahison et pulsions. On est, comme souvent chez Wajdi Mouawad, dans le rappel biographique. Sa famille s’était vue contrainte de s’exiler au Québec en raison de la guerre civile au Liban, son pays. En cela, destin individuel et destin collectif se recoupent.

Le fil narratif du spectacle se tisse par Jérôme Kircher, juste interprète du réalisateur Hippolyte Dombre qui assure le lien entre les histoires éclatées et les géographies. « C’est ce putain de silence et tous les mots pas formulés Je t’aime Pardon Merci qui vous restent en travers de la gorge. On se disait, on les dira demain… C’est ce deuil des mots qui est insupportable. Ceux qu’on n’aurait jamais dû dire » écrit Mouawad dont la spirale du texte nous conduit dans des galaxies intemporelles et jusqu’au cosmos final à la poursuite des étoiles avec Lazare, le fils astronaute.

Brigitte Rémer, le 29 mai 2019

Avec Ralph Amoussou, Lubna Azabal, Jade Fortineau, Hugues Frenette, Julie Julien, Reina Kakudate, Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac‑Olanié, Gilles Renaud, Yuriy Zavalnyouk – assistanat à la mise en scène Valérie Nègre – dramaturgie Charlotte Farcet – conseil artistique François Ismert – scénographie Emmanuel Clolus, assisté de Sophie Leroux – musique Paweł Mykietyn – lumières Elsa Revol – costumes Emmanuelle Thomas, assistée d’Isabelle Flosi – maquillage, coiffure Cécile Kretschmar – son Michel Maurer, assisté de Sylvère Caton. Le texte sera publié à l’automne 2019 aux éditions Leméac/Actes Sud-Papiers.

Du 9 mai au 21 juin 2019, mardi au samedi à 19h30, dimanche à 15h30 – La Colline-Théâtre National, 15 rue malte-Brun 75020 –  métro Gambetta – Tél. : 01 44 62 52 52 – Site : www.colline.fr

 

Insoutenables longues étreintes

© François Passerini

Comédie dramatique de Ivan Viripaev, traduction Sacha Carlson et Galin Stoev, mise en scène Galin Stoev, à La Colline/Théâtre National.

C’est un huis-clos entre quatre personnages d’une trentaine d’années venant d’horizons différents – Monica, Charlie, Amy et Christophe – qui croisent leurs destins solitaires, pour le meilleur et pour le pire, entre New-York et Berlin. Nous sommes au cœur de leurs problèmes existentiels sur lesquels ils devisent, de manière directe et crue. Leur énergie n’a d’égale que leur liberté, leur recherche de désir et de plaisir, leur imaginaire, un certain romantisme. Rencontres, mariage, avortement, séduction, régime végan, malaise, tendresse, globalisation, projets, sexualité, sont leurs thèmes de prédilection. Sur un plateau d’une sobriété élaborée, qui ressemble à nulle part, les personnages – au départ assis sur un banc, dos au public – se racontent et déversent leurs paroles errantes et virtuoses, leurs détresses, cherchant à s’inventer des horizons, individuel ou collectif, dans un monde sans repère. Par moments leurs visages, graves, paraissent sur écran.

Des voix d’outre-tombe soudain les hèlent, venant de l’univers et nous projettent dans une bulle d’anticipation et un espace cosmogonique, qui pourrait entretenir illusions et espoirs. A travers cette oscillation entre toute-puissance et fragilité, entre soi et l’autre, soi et le monde, ils se métamorphosent en alchimistes et se verraient bien changer le plomb en or. « Dans cette partition écrite à la troisième personne, le comédien n’interprète pas le rôle mais l’histoire. Ce n’est pas réaliste mais descriptif et ultra concret. Le paradoxe réside également dans l’alliage des registres littéraire et populaire, du spirituel et du trivial, de l’humour lumineux pour sonder l’obscurité de l’Histoire ou de l’âme. »  Le spectacle a un petit air d’émission type talk-show où chacun est à la recherche de sens. La scénographie d’Alban Ho Van, un espace indéfini inspiré du cosmos, représenterait leur espace mental. La fin est une apocalypse où, après l’émiettement puis l’écroulement du mur de fond de scène ouvrant sur une clarté nue, les personnages s’effacent dans une fumée psychédélique, par une porte donnant sur le vide, placée en contre-haut du plateau.

« L’acteur ne doit pas jouer le personnage, mais jouer du personnage, de la même façon qu’un musicien joue de son instrument… Il doit entrer en relation avec ce personnage, pour faire entendre un thème » dit le metteur en scène. Galin Stoev a construit un véritable compagnonnage avec l’auteur dont il a monté Les Rêves en langue bulgare, à Varna, sa ville natale, en 2002 ; Oxygène en 2004 ; Genèse n° 2 en 2006 au Festival d’Avignon et au Théâtre de la Cité Internationale ; Danse Delhi, composé de sept brèves pièces en un acte, à Liège puis à La Colline, en 2011. L’écriture dramatique d’Ivan Viripaev est sinueuse et il nous met au bord du vide. Né à Irkoutsk, en Sibérie en 1974, l’auteur est aussi acteur et metteur en scène. Depuis 2001, il travaille à Moscou et présente pour la première fois en 2000 son spectacle, Les Rêves, qui obtient un vif succès et tourne dans de nombreux pays. Contraint de quitter sa ville natale, Viripaev s’installe à Moscou en 2001 où il participe à la fondation de Teatr.doc, centre de la pièce nouvelle et sociale. Il est acteur dans sa pièce Oxygène mise en scène par Viktor Ryjakov, en 2003 et accueillie dans de nombreux pays européens, puis Genèse n° 2 en 2004, écrite d’après un document d’Antonina Velikanova. Il crée sa propre structure, Mouvement Oxygène, poursuit son travail d’écriture théâtrale et se lance aussi dans l’écriture de scénarios et la réalisation de films.

Actuellement directeur du Théâtre de la Cité- CDN Toulouse Occitanie avec Stéphane Gil, Galin Stoev qui a grandi à Moscou puis étudié dans une école russophone en Bulgarie, a cette communauté de langue qui lui donne un accès direct à la pensée d’Ivan Viripaev. Il connaît bien la musicalité de l’œuvre et de l’écriture, littéraire et familière, l’incertitude de ses personnages et ses ruptures de tonInsoutenables longues étreintes est de ces objets volants mystérieux porté par quatre acteurs talentueux et bien dirigés, Pauline Desmet, Sébastien Eveno, Nicolas Gonzales et Marie Kauffmann qui impriment une distance poétique à cette puissante langue paradoxale, et qui traversent le ciel et l’enfer.

« En sortant du théâtre, on doit avoir l’impression de s’éveiller de quelque sommeil bizarre, dans lequel les choses les plus ordinaires avaient le charme étrange, impénétrable, caractéristique du rêve et qui ne peut se comparer à rien d’autre » écrivait le dramaturge polonais S.I. Wikiewicz au début du XXème. C’est dans un espace de brume métaphysique que le spectateur s’en va, méditatif, ressassant l’équation posée par l’un des personnages de la pièce : « Et quand ton cœur sera-t-il pleinement satisfait ? Quand il s’arrêtera de battre, je pense. »

Brigitte Rémer, le 8 février 2019

Avec Pauline Desmet Amy – Sébastien Eveno Christophe – Nicolas Gonzales Charlie – Marie Kauffmann Monica. Scénographie Alban Ho Van – vidéo Arié Van Egmond – lumières Elsa Revol – son Joan Cambon/ Arca – assistanat mise en scène Virginie Ferrere – décor sous la direction de Claude Gaillard – costumes sous la direction de Nathalie Trouvé, réalisés dans les Ateliers du Théâtre de la Cité – compositing Raphaël Granvaud-Perez – prises de vue Lucie Alquier-Campagnet – régie générale Agathe Tréhen – régie plateau Pierre Bourel – régie lumières Michel Le Borgne – régie son Valérie Leroux – régie vidéo Éric Andrieu.

Du 18 janvier au 10 février 2019, du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h – En tournée, du 13 au 16 février 2019 au Théâtre de la Place, Liège, Belgique – Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs.

 

À la trace

© Jean-Louis Fernandez

Texte Alexandra Badea – mise en scène Anne Théron – compagnie Les Productions Merlin – à la Colline Théâtre National.

Plusieurs intrigues se croisent au fil du texte et des déambulations des personnages, au fil des images, très présentes et qui participent du langage scénique. Quand la lumière s’éteint nous sommes face à la façade d’un immeuble où par une baie vitrée éclairée apparaît puis disparaît en un rapide flash, une vieille femme dans un rocking-chair.

Débute alors le récit en la présence de deux actrices : Clara, une toute jeune femme qui semble attendre quelqu’un, quelque chose et est aux aguets (Liza Blanchard). Assise dans ce qui ressemble à une salle d’attente d’aérogare où deux rangées de sièges se font face elle observe avec intensité une inconnue et tente le dialogue. Elle se met à la recherche d’une femme nommée Anna Girardin, dont elle a trouvé l’identité à la mort de son père, par un sac retrouvé dans ses affaires, qui contenait une carte d’électrice. Cette jeune femme, mystérieuse, sac au dos, part à sa recherche et dans la quête de ses origines. Au cours de son monologue intérieur, intermittent, se glisse la rencontre avec quatre femmes, quatre Anna interprétées par la même actrice (Judith Henry) avec qui elle dialogue, entre Paris et Berlin. Tour à tour assistante maternelle et chanteuse de nuit dans les bars, documentariste, avocate et spécialiste des troubles de l’audition et du langage, les quatre facettes d’Anna pourraient être la déclinaison d’une seule et même femme. A chaque rencontre, Clara semble progresser dans sa recherche et poursuit son chemin initiatique. La narration se fait sur un mode mi-intime mi-polar.

Entre en jeu l’image, dans une proximité plateau-grand écran remarquablement réalisée, à part égale entre les deux. Anna Girardin, la véritable Anna, une femme belle et apparemment pleine d’assurance (Nathalie Richard) dans une chambre d’hôtel de Kinshasa – elle, sur le plateau – échange, par toile et webcams interposées avec Thomas (Yannick Choirat), comme elle le fera avec d’autres hommes, dans trois autres villes. Ils découvrent qu’ils se trouvent au même endroit, même ville même hôtel, et se rejoignent. On suit les voyages de la véritable Anna dans différentes villes du monde, perdue dans ses rencontres et ses vies inventées livrant par le filtre du virtuel ses désillusions et sa solitude, un peu de sa vérité, une femme en quête d’elle-même. A Tokyo, Berlin et Kigali, elle rencontre successivement Bruno (Alex Descas), Yann (Wajdi Mouawad) et Moran (Laurent Poitreneaux). Les quatre hommes ne paraissent que sur écran et le passage du plateau – avec les micros HF des actrices – à l’écran est très réussi et n’interrompt pas le processus incarné. L’autre, à l’image, sert de révélateur pour avancer vers la vérité et renvoie vers l’intériorité des personnages. On comprend alors qu’Anna avait un enfant et qu’elle l’avait abandonné.

On se trouve à la fin de l’histoire, face à la réalité de trois générations de femmes, la vieille femme du début dans son rocking-chair, Margaux (Maryvonne Schiltz) serait la grand-mère de Clara et la mère de la véritable Anna ; Anna Girardin serait la mère qui a abandonné Clara, et vient dialoguer avec sa propre mère, Margaux, de nombreuses années plus tard ; Clara, la jeune femme qui court après toutes les Anna Girardin pour reconstituer son parcours et chercher une raison à cet abandon serait leur fille et petite fille. La véritable Anna et Clara, mère et fille se croiseront à l’aéroport, ce no man’s land du début du spectacle. Si les trois femmes vivent dans des registres différents ce déni de filiation, elles traversent les mêmes états émotionnels. Le thème de la pièce montée en puzzle pose ainsi la question et le mystère des relations mère-fille, du réel et du fantasmé du côté des hommes, du virtuel, de la mémoire individuelle et de la complexité de l’univers mental.

Anne Théron met en scène cet espace labyrinthe avec talent à partir du texte commandé à Alexandra Bodea, auteure venue de Roumanie son pays natal, en 2003, et écrivant directement en français. La scénographie de Barbara Kraft est un personnage principal qui sert magnifiquement le spectacle et fait voyager. Elle introduit, par le film intégré au dispositif, aux quatre univers masculins, filmés en très gros plans, avec justesse. Artiste associée au Théâtre national de Strasbourg où le spectacle a été créé en janvier dernier, auteure et cinéaste, Anne Théron questionne dans la mise en scène, avec intelligence et sensibilité, la complexité des rapports de filiation et de transmission dans un monde d’aujourd’hui, déconstruit par l’environnement virtuel. Les actrices sur scène, les acteurs à l’écran, sont à saluer.

Brigitte Rémer, le 12 mai 2018

Avec
 : Liza Blanchard Clara -
 Judith Henry Les 4 Anna
-
Nathalie Richard La véritable Anna Girardin – Maryvonne Schiltz Margaux – À l’image
Yannick Choirat Thomas – Alex Descas Bruno -
 Wajdi Mouawad Yann – Laurent Poitrenaux Moran.  Collaboration artistique Daisy Body – stagiaire assistant à la mise en scène César Assié
 – scénographie et costumes Barbara Kraft – stagiaire scénographie et costumes Aude Nasr
 – lumières Benoît Théron 
- son Sophie Berger – musique : Jeanne Garraud piano 
- Mickaël Cointepas batterie 
- Raphaël Ginzburg violoncelle – Marc Arrigoni Paon Record prise de son 
- accompagnement au chant Anne Fischer – images Nicolas Comte 
- monteuse Jessye Jacoby-Koaly
 – régie générale, lumières et vidéos Mickaël Varaniac-Quard 
- figuration films Romain Gillot Raguenau, Elphège Kongombe Yamale, élèves de l’École du TNS – À la trace/Celle qui regarde le monde est publié chez L’Arche Éditeur.

Du 2 au 26 mai, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30, le dimanche à 15h30 – La Colline Théâtre National, 15 rue Malte Brun – 75020 – métro : Gambetta – tél. 01 44 62 52 52 – site : www.colline.fr

 

Notre Innocence

© Simon Gosselin

Texte et mise en scène Wajdi Mouawad à la Colline-Théâtre National.

Dix-huit acteurs âgés de vingt-trois à trente ans et venant de part et d’autre de l’Atlantique prennent à bras-le-corps leur destin. Leur rencontre avec le metteur en scène, Wajdi Mouawad, est née d’un atelier proposé deux ans plus tôt aux élèves de troisième année du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. Après la présentation publique qu’ils avaient fait de cet atelier, intitulé Défenestration, l’une des leurs était morte, les laissant au bord du vide. 2015, marquait aussi le temps des attentats et inscrivait le traumatisme collectif dans la vie de chacun.

A partir de ces marquages, se construit le spectacle Notre Innocence qui croise le vécu et la fiction et se rejoue le scénario de l’absence et de la mort. Leurs fragilités et leurs espérances deviennent saillantes. Un groupe d’amis doit faire face à la mort de Victoire, tombée par la fenêtre et ils ne peuvent y croire. Une question les taraude, était-ce un accident ou était-ce un suicide ? Chacun tente d’y répondre et réinvente son parcours avec elle, exacerbant son questionnement et évoquant l’absurdité et la souffrance de devoir annoncer à sa petite fille de neuf ans, Alabama, la perte de sa mère. Ils transgressent leurs secrets en révélant leurs propres peurs. Wajdi Mouawad avait publié Victoires en 2017, il le retranscrit dans Notre Innocence et construit son propos en quatre chapitres : Viande, Chair, Corps, Esprit.

Le spectacle ne laisse aucun répit au spectateur. Il débute par le récit de l’une d’elle, dense et magnifiquement porté, sur la réalité des faits, la mort de leur collègue, apprentie actrice. Suit un chœur, d’une violence extrême, Chœur de viande où les dix-huit acteurs prennent à partie l’assemblée et la montre du doigt. La référence est claire quelques cinquante ans après 68 : « C’était vous, ces jeunes-là, non ? Ce mois de mai-là, mois mythique, sacré entre tous, avec lequel vous n’avez de cesse de nous écraser puisque vous, vous l’avez faite la Révolution, vous, vous aviez le sens du partage, de la camaraderie, n’étiez pas scotché à des portables, comme nous qui le sommes, qui n’aviez pas internet et toute cette rhétorique à vomir faite pour nous humilier… » Quel monde nous laissez-vous questionnent-ils, assénant d’une manière lancinante leur difficulté de vivre, d’être et de communiquer, dans un monde qui leur semble loin de leurs aspirations. « Que croyez-vous que nous disions quand nous parlons de vous ? » Ils ne lâchent pas, on en sort littéralement KO.

Après les deux phases de ce long Prologue, tous quittent jeans et tee-shirt et préparent leur entrée en scène par le médium du théâtre. L’alignement des dix-huit chaises en fond de scène est impressionnant, placées devant un praticable qui très lentement donne une mobilité au plateau, construisant la scénographie en même temps que le scénario. Ce pourrait être comme une veillée funèbre, l’absence, la mort et la sidération de la mort sont au cœur du sujet, c’est une célébration de la vie, par l’énergie du plateau et la quête abrupte des acteurs en mouvement. Contradictions et empoignades, provocations et non-dits fusent et pèsent.

Esprit, la dernière partie est troublante. Elle met en jeu l’enfant imaginée, Alabama, sa chambre, l’appel de la mère, la recherche, et quatre rencontres : un homme derrière une porte sépulcrale, sorte de fin du monde, une femme de ménage nettoyant une tâche de sang, l’autopsie de Victoire qui contredit tout ce que ses amis pensaient d’elle, Raoul l’ami imaginaire. A chacun des personnages Alabama demande qu’on l’accompagne et elle obtient le même refus, comme si le chemin initiatique ne pouvait être qu’un chemin de solitude. On la retrouve seule, assise au centre de la lignée de chaises, telle une jeune déesse, et tel un bateau-ivre ayant hissé les voiles et traversé de l’autre côté du miroir. Tout devient confus, sa présence, la vérité, l’absence, la vie. « On ment pour préserver les ruines de notre innocence » dit le texte. Wajdi Mouawad mène sa tribu d’acteurs, d’innocence à expérience et de culpabilité à connaissance. C’est un puissant travail collectif qu’il réalise, posant la question de l’héritage et du théâtre.

Brigitte Rémer, le 30 mars 2018

Avec : Emmanuel Besnault, Maxence Bod, Mohamed Bouadla, Sarah Brannens, Théodora Breux, Hayet Darwich, Lucie Digout, Jade Fortineau, Julie Julien, Maxime Le Gac‑Olanié, Etienne Lou, Hatice Özer, Lisa Perrio, Simon Rembado, Charles Segard‑Noirclère, Paul Toucang, Mounia Zahzam, Yuriy Zavalnyouk, et en alternance, Inès Combier, Céleste Segard Aimée Mouawad – Assistanat à la mise en scène Vanessa Bonnet – musique originale Pascal Sangla – scénographie Clémentine Dercq – lumières Gilles Thomain – costumes Isabelle Flosi – son Émile Bernard, Sylvère Caton – vidéo Julien Nesme – régie Laurie Barrère – Le spectacle Notre innocence est inspiré du texte Victoires, paru en janvier 2017 aux éditions Leméac/ Actes Sud-Papiers.

14 Mars au 12 Avril 2018 à la Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun, 75020. Métro : Gambetta – Tél. : 01 44 62 52 52 – Site : www.colline.fr

 

Jan Karski – Mon nom est une fiction

© Frédéric Nauczyciel pour le CDNO

D’après l’ouvrage de Yannick Haenel – Mise en scène et adaptation Arthur Nauzyciel – Production du Centre Dramatique National Orléans, Loiret, Centre – à La Colline Théâtre National.

Comme le livre – publié en 2009 et qui obtient le Prix Interallié – le spectacle est construit en trois parties. Seule la troisième partie est une fiction. Les deux premières témoignent, sous forme de récit, du génocide des juifs pendant la seconde guerre mondiale. On touche à l’indicible et Jan Karski, de son vrai nom Jan Kozielewski, né à Lodz (Pologne) en 1914, catholique et résistant, fait partie des derniers témoins.

Quelques mots du récit en langue polonaise comme prologue, et le bruit du train. Le premier tableau évoque le tournage du film de Claude Lanzmann, Shoah. Installé dans un fauteuil face à une caméra, un homme (Arthur Nauzyciel) raconte la difficulté du tournage au moment où Jan Karski doit témoigner : « Vers la fin du film, un homme essaye de parler, mais n’y arrive pas. Il a la soixantaine et s’exprime en anglais… Le premier mot qu’il prononce est Now (maintenant). Il dit : Je retourne trente-cinq ans en arrière puis tout de suite il panique, reprend son souffle, ses mains s’agitent : Non, je ne retourne pas, non…non. Il sanglote, se cache le visage et sort du champ. L’homme a disparu, la caméra le cherche. Tandis qu’il revient à sa place, son nom apparaît à l’écran : Jan Karski (USA). Ancien courrier du gouvernement polonais en exil. Ses yeux sont très bleus, baignés de larmes, sa bouche est humide. Je suis prêt, dit-il… »

Le second tableau fait place à la biographie de Jan Karski. Un grand écran à l’avant-scène couvre le plateau. Karski raconte son expérience de la guerre dans Story of a Secret State (Histoire d’un Etat secret) paru aux Etats-Unis en novembre 1944 et traduit plus tard en français sous le titre : Mon témoignage devant le monde. Pendant une vingtaine de minutes, accompagnant le récit de Jan Karski, une caméra zoome sur le tracé du ghetto de Varsovie, le nom des rues qui seront rayées de la carte : Ulica Biala, Ulica Miodowa… une voix de femme au léger accent raconte en off les arrestations, la barbarie, l’arrivée des trains, les jeunes soldats allemands tirant à bout portant, les suicides, les faux amis russes avec Katyn plus tard où seront exécutés tous les gradés de l’armée polonaise, la volonté d’exterminer. « Le pire n’est pas la violence dit-il mais la gratuité de cette violence. » Jan Karski touche ici à quelque chose de vertigineux : il comprend que le mal est sans raison. Il rencontre deux chefs de la Résistance juive. L’un représente l’organisation sioniste, l’autre l’Union socialiste juive, qu’on appelle le Bund. Ils le chargent d’aller informer les Alliés de la nature du génocide, et Karski écrit : « Pour nous, Polonais, c’était la guerre et l’occupation. Pour eux, juifs polonais, c’était la fin du monde. » Ils lui proposent de venir avec eux dans le ghetto, pour témoigner devant le monde. Par deux fois, ils le font entrer par un passage secret qui deviendra pour lui « comme une version moderne du fleuve Styx qui reliait le monde des vivant avec le monde des morts. »

Dans le troisième tableau – qui quitte le témoignage pour la fiction – porteur de ce message d’extermination, Karski découvre qu’on ne l’entend pas. Il évoque la légèreté du Président des Etats-Unis, Franklin D. Roosevelt, qui comme d’autres, l’écoute d’une oreille distraite, font semblant d’être gêné et refuse de croire. La Statue de la Liberté face au spectateur au début du spectacle prend toute sa valeur. Et, sous la plume de Yannick Haenel, Karski dit : « On a laissé faire l’extermination des Juifs. Personne n’a essayé de l’arrêter, personne n’a voulu essayer. Lorsque j’ai transmis le message du ghetto de Varsovie à Londres, puis à Washington, on ne m’a pas cru parce que personne ne voulait me croire. » Théâtralement, ce tableau se passe dans le foyer d’un théâtre, les lustres sont allumés, la musique de la salle de concert parvient aux spectateurs. Karski aime le music-hall et Fred Astaire. Le solo de claquettes syncopées qui fermait la première partie du spectacle – celle du tournage – s’explicite ici. Seul, Karski (Laurent Poitrenaux) poursuit son récit, signé Yannick Haenel refaisant l’histoire à l’envers avec ses deux plongées dans le ghetto, et formule les questions qui le taraudent : pourquoi cette volonté systématique de rayer du monde le peuple juif ? Pourquoi suis-je encore vivant ? Les mots sortent, enfin ! : « J’ai fait l’expérience de l’impossible. Ce jour-là, dans le camp, j’ai vu des hommes, des femmes, des enfants se vider de leur existence, et je suis mort avec eux. Plus exactement, je suis mort après, en sortant du camp. Je n’ai pas compris ce que je voyais dans le camp, parce que ce qui avait lieu se situait au-delà du compréhensible, dans un domaine où la terreur vous conduit, et où elle vous fige. » Une danseuse esquisse quelques pas et clôture le spectacle, représente-t-elle la parole revenue, les terribles nuits blanches de Karski, la conscience du monde, la mémoire ?

Créé en 2011 au Festival d’Avignon, le spectacle depuis sillonne les routes. Arthur Nauzyciel s’est emparé avec précision et délicatesse d’un sujet au départ peu théâtral et qui a valeur de transmission et de résistance, au sens fort du terme. De facture sobre, il délie la parole, en écho au poème dramatique de Yannick Haenel et pose la question de la représentation. Laurent Poitrenaux porte, en troisième partie, la complexité du trouble de Jan Karski, le poids de ses doutes et de ses obsessions, celui de la culpabilité de n’avoir pas été entendu ; les mots sont comme un espace de réparation. Car « Qui témoigne pour le témoin ? » demande Paul Celan sous la plume de l’auteur. Le spectacle est comme une petite musique de nuit mise en scène et en pensée théâtrale par Arthur Nauzyciel, ni didactique ni pédagogique, une trace, et une réflexion sur le monde et l’humain, le rôle du théâtre…

Brigitte Rémer, le 17 juin 2017

Avec Manon Greiner, Arthur Nauzyciel, Laurent Poitrenaux et la voix de Marthe Keller. Vidéo Miroslaw Balka – musique Christian Fennesz – décor Riccardo Hernandez – regard et chorégraphie Damien Jalet – son Xavier Jacquot – costumes José Lévy – lumière Scott Zielinski – Le roman Jan Karski de Yannick Haenel est publié aux Editions Gallimard.

Du 8 au 18 juin 2017 – La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun, 75020 – Métro : Gambetta – Tél. : 01 44 62 52 52 – Site : www.colline.fr

Le froid augmente avec la clarté

© Jean-Louis Fernandez

Librement inspiré de L’Origine et La Cave, de Thomas Bernhard – Conception et mise en scène Claude Duparfait – La Colline Théâtre National.

Des cinq romans autobiographiques publiés par Thomas Bernhard entre 1975 et 1982, Claude Duparfait, artiste associé au Théâtre national de Strasbourg, extrait deux récits, L’Origine et La Cave. A partir de cette matière première et mémoire vive, il met le projecteur sur la jeunesse de Bernhard, l’enfant peu désiré né de père inconnu en 1931. En exergue, les liens qui l’unissent à son grand-père, dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. A l’âge de treize ans pourtant Thomas est envoyé étudier dans un internat dirigé par l’officier nazi Grünkranz. Le réduit à chaussures qui lui est dédié pour l’apprentissage du violon devient son univers. Il ne pense alors qu’au suicide. Après en être sorti, le voici contraint de retourner dans ce même établissement un peu plus tard, en 1945. L’internat a changé de figures tutélaires donc de codes. Des croix remplacent les portraits hitlériens mais l’oppression est la même. « Le monde est une sorte d’hiver…» Deux ans plus tard, un beau matin de ses seize ans, Thomas prend son destin en mains et change de trajectoire. Oubliant le lycée il se dirige vers l’office du travail pour chercher une place d’apprenti.

Ainsi est l’argument construit par le metteur en scène à partir de la tendresse du grand-père envers son petit-fils, de la haine qu’exprime Thomas à l’égard de son pays, l’Autriche et de sa ville, Salzbourg. Cette haine restera à la source de son oeuvre. Le titre du spectacle, Le froid augmente avec la clarté, reprend les mots du discours que Thomas Bernhard avait prononcé en 1965 quand il reçut le Prix de la Fondation Rudolf-Alexander-Schroeder : «  Nous sommes terrifiés par la clarté qui constitue soudain notre monde ; nous gelons dans cette clarté ; mais nous avons voulu ce froid, nous l’avons suscité, nous ne devons donc pas nous plaindre du froid qui règne maintenant. Le froid augmente avec la clarté. Désormais régneront cette clarté et ce froid. Une clarté plus haute et un froid bien plus hostile que nous ne pouvons l’imaginer. »

Partant de la force des mots ciselés par Bernhard, de la tension de la situation, de l’enfance confisquée dans une période tourmentée et destructrice, la proposition de mise en scène n’est pas très convaincante. Le fil conducteur passe par un pupitre d’écolier placé à l’avant-scène jardin. Sorte de double de Thomas Bernhard, Duparfait  s’y tient, mais ce n’est pas tant l’acteur qu’on voit qu’un metteur en scène aux aguets et au sourire crispé. Peut-être eut-il été plus intéressant, dans un univers si complexe comme l’est celui de Bernhard, de faire le choix de la mise en scène ou de celle du jeu. Dans Des arbres à abattre qu’il avait co-mis en scène avec Célie Pauthe en 2012, spectacle dans lequel il jouait, sa présence était forte. Avec Bernhard tout est torturé, labyrinthique et passionné, tout est au cordeau, Krystian Lupa l’a récemment montré avec la magnifique trilogie qu’il présentait au dernier Festival d’Automne. Ici, la rencontre est ratée.

Dans le parti-pris du montage des textes, chaque acteur devient à tour de rôle l’auteur. Forts de leur expérience, Thierry Bosc et Annie Mercier s’en tirent, le premier en grand-père néanmoins à la frange de la caricature, la seconde sorte de Simone Signoret portant un texte d’une grande brutalité ; les deux jeunes en revanche, Pauline Lorillard et Florent Pochet s’en sortent moins bien même si le jeune Thomas, à certains moments, déploie ses ailes et transmet de l’émotion. Par ailleurs l’espace scénique est fermé et réduit, la première scène de la rencontre entre Thomas et son grand-père racontant le rêve blanc du petit-fils débute devant un rideau fermé et très peu d’espace. Deux moments de rupture cassent la linéarité du spectacle : au premier, quelques lames de parquet sont retirées qui pourraient évoquer l’ouverture de tombes mais il n’en est rien ; cela prépare la seconde rupture, quand les rideaux tombent que le parquet est totalement retiré, images de guerre et de chaos, et représentation du sous-sol dans lequel Thomas fait son apprentissage. Les lumières passent alors par le sol et par une verrière du toit, et la théâtralité commence à vivre.

Petite musique de mort et de jeunesse perdue, désarroi d’un enfant coincé dans un moment de l’Histoire du monde où se perdent les références et dans la violence de l’arbitraire de son pays, on ne retrouve pas dans ce spectacle l’inquiétante étrangeté ni la force créatrice de Thomas Bernhard.

Brigitte Rémer, le 20 mai 2017

Avec : Thierry Bosc, Claude Duparfait, Pauline Lorillard, Annie Mercier, Florent Pochet. Assistanat à la mise en scène Kenza Jernite – scénographie Gala Ognibene – son et image François Weber – lumière Benjamin Nesme – costumes Mariane Delayre – participation musicale au piano pour l’enregistrement de Ich bin der Welt extrait des Rückert-Lieder de Gustav Mahler François Dumont – régie générale Frédéric Gourdin. Les récits L’Origine et La Cave, de Thomas Bernhard sont publiés aux Editions Gallimard.

Du 19 Mai au 18 Juin 2017 (du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h) – La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – Métro : Gambetta – Tél. : 01 44 62 52 52 – Site : www.colline.fr

 

 

Baal

© Brigitte Enguérand

Texte Bertolt Brecht/version de 1919 – mise en scène Christine Letailleur – à La Colline Théâtre National, en partenariat avec le Théâtre de la Ville.

Baal est une pièce de jeunesse écrite par Brecht en 1918 alors qu’il est mobilisé et se voit contraint d’arrêter ses études. Il a vingt ans. La figure de l’auteur de La Ballade des Pendus, le poète François Villon, le hante : orphelin de père très jeune, il a pour fréquentation voyous et brigands et s’affiche comme mauvais garçon. Brecht s’en inspire pour le personnage de Baal, exilé de l’intérieur, désœuvré et voyageur sans but, dont il écrira plusieurs versions. Il travaillera le texte tout au long de sa vie. S’il est surtout connu comme dramaturge, directeur du Berliner Ensemble et auteur d’œuvres dites engagées emblématiques du théâtre épique, Brecht a aussi écrit des recueils de poèmes et des contes, des écrits théoriques sur le théâtre et des essais. Après Baal et dans la même veine, il publie Tambours dans la nuit en 1919 et Dans la jungle des villes en 1921, pièces qui s’inspirent du mouvement expressionniste.

C’est la seconde version, celle de 1919, que présente Christine Letailleur, artiste associée au Théâtre national de Strasbourg, la dernière version date de 1955 un an avant la mort de Brecht. « Baal est une nature ni particulièrement comique ni particulièrement tragique. Il a le sérieux de la bête. La pièce n’est pas l’histoire d’un épisode ni de plusieurs mais celle d’une vie » dit-il en exergue de la pièce. La première scène positionne le personnage : le cocktail donné en son honneur alors qu’il est agent de bureau consomme sa rupture d’avec le monde, qu’il insulte et piétine. Il entre en résistance et en errance, se met à boire plus qu’il n’en faut, de bistrots en tavernes. Plus tard et alors qu’il travaille dans un cabaret, il plantera tout avec perte et fracas, signant de la même insolence et de la même violence une nouvelle étape, dans sa fuite en avant.

Stanislas Nordey est cet anti héros fougueux et poète maudit qui habite de manière pathétique ce personnage voyou exprimant sa révolte avec un certain cynisme et pas mal de lâcheté. Il joue cette partition nocturne avec naturel et élégance. La mise en scène le cerne, comme si la poursuite/lumière ne le lâchait pas et le dénichait jusqu’au fond de ses abîmes vertigineux. Baal électrise les femmes qui traversent sa vie, séduit, viole et tue, provoque et fait scandale. Il fuit la paternité, jette ses chansons au vent, les partageant avec la bande de laissés-pour-compte vers laquelle il revient, comme à un port d’attache. Autres refuges, sa mère, avec qui il sait parfois être tendre, mais qu’il rejette tout autant et Ekart son ami, sorte de double qu’il manipule et tuera en sa jalousie folle. Au début d’un XXème siècle si destructeur, entre barbarie et anarchisme, Baal détruit et s’autodétruit, ivre de liberté, de solitude et de douleur. Il fait penser à Liliom de Ferenc Molnár et à Peer Gynt de Henrik Ibsen.

C’est un remarquable travail que présente Christine Letailleur dans le duo formé avec Stanislas Nordey acteur – il est aussi metteur en scène et dirige le Théâtre national de Strasbourg -. Les deux artistes se connaissent bien, la metteuse en scène l’a dirigé dans Hinkemann d’Ernst Toller présenté à La Colline il y a deux ans et, plus loin dans le temps, dans Pasteur Ephraïm Magnus de Hans Henny Jahnn en 2004 et La Philosophie dans le boudoir de Sade, en 2007 (pièces montées au Théâtre national de Bretagne où elle était artiste associée, de 2010 à 2016.) De Hiroshima mon amour d’après Marguerite Duras en 2011 au Banquet ou L’éloge de l’amour d’après Platon en 2012, de Phèdre d’après Phaidra de Yannis Ritsos en 2013, aux Liaisons dangereuses d’après Pierre Choderlos de Laclos en 2016, son travail et les textes qu’elle choisit sont exigeants. Elles les adapte et en crée la scénographie, avec virtuosité.

Ici encore l’architecture scénographique est belle et fonctionnelle, avec ses murs patinés, ses escaliers et son aspect labyrinthe servant le propos par le jeu des apparitions et disparitions, des espaces qui se font et se défont, du secret. Les lumières, de l’indigo au pourpre, les jeux d’ombres et de lumières, les silhouettes qui se détachent – celle de la mère notamment – complètent le tableau et isolent les personnages qui, chacun à leur manière, portent une révolte que rien n’éteint. Baal, homme meurtri, est de ceux-là.

Brigitte Rémer, le 3 mai 2017

Avec Youssouf Abi-Ayad, Clément Barthelet, Fanny Blondeau, Philippe Cherdel, Vincent Dissez, Manuel Garcie-Kilian, Valentine Gérard, Emma Liégeois, Stanislas Nordey, Karine Piveteau, Richard Sammut. Traduction Eloi Recoing – scénographie Emmanuel Clolus et Christine Letailleur – régie générale Karl Emmanuel Le Bras – lumière Stéphane Colin – son et musiques originales Manu Léonard – vidéo Stéphane Pougnand – assistante à la mise en scène Stéphanie Cosserat – assistante à la dramaturgie Ophélia Pishkar – assistante costumes Cecilia Galli – Le texte est publié aux éditions de L’Arche.

Du 20 avril au 20 mai 2017 – La Colline Théâtre National. 15 rue Malte-Brun, 75020. Paris. Tél. : 01 44 62 52 52 – Site www.colline.fr – Le spectacle a été créé le 21 mars au Théâtre national de Bretagne – Tournée : du 4 au 12 avril au Théâtre national Strasbourg – les 23 et 24 mai à la Maison de la Culture d’Amiens.

 

Seuls

© Thibaut Baron

© Thibaut Baron

Texte, mise en scène et jeu Wajdi Mouawad, à La Colline-Théâtre national.

L’univers de Wajdi Mouawad mène aux confins du monde, de soi et de l’écriture. L’auteur, acteur et metteur en scène se présente au public du Théâtre de la Colline dont il est le nouveau directeur dans ce solo qu’il interprète. Il se dévoile. Seuls est un spectacle très personnel créé en 2008, qui travaille sur la narration et les arts visuels – audiovisuel et peinture – et se situe entre la fiction et l’autobiographie.

Après Littoral, Incendies, et Forêts, cherchant « une manière d’écrire différente », Wajdi Mouawad s’est lancé dans un cycle qu’il intitule Domestique. Seuls en ouvre la voie, parlant du Fils. Il sera suivi d’un autre solo – Sœurs – d’un duo – Frères – et plus tard, de Père et Mère. Sous couvert de relations interpersonnelles du fils au père, Mouawad tisse sa toile jusqu’à perdre le spectateur. Il superpose les géographies et les univers, le sien propre, celui de Robert Lepage, figure théâtrale sur la scène canadienne et internationale dont on connait les créations depuis les années quatre-vingts, révélateur pour lui de son envie de théâtre ; son pays d’enfance, le Liban ; ses utopies artistiques l’écriture, le théâtre et la peinture.

Le spectacle met en scène un étudiant montréalais d’une trentaine d’année sur le point de finir sa thèse de sociologie, sur le thème de L’espace identitaire dans les solos de Robert Lepage. Nous sommes dans sa chambre, il cherche sa conclusion, le fil du téléphone comme un cordon ombilical le relie au monde – à son directeur de thèse, à sa famille – et ses conversations nous renseignent. « Mesdames et messieurs, je tiens tout d’abord à vous remercier de me donner la parole. Cette soutenance est pour moi un moment important. » A partir de ce fil conducteur, simple en apparence, s’ouvrent des béances.

Wajdi Mouawad a passé son enfance au Liban, son adolescence en France et il a vécu au Québec : « Je m’appelle Harwan, mais ça n’a aucune importance et je pourrais bien m’appeler n’importe comment, comme n’importe qui. C’est comme ça. Ce n’est rien. » Il dessine les relations entre maître et élève, prétexte pour évoquer la complexité du lien père-fils : « A chaque fois, tu me rappelles que je n’ai pas vécu la guerre. Si je pose un geste, ce n’est pas le geste que tu aurais posé. Si je lève un bras j’aurais dû le garder baissé, si je pars, je dois rester, si je reste, je dois partir ! Je dis juste qu’il est difficile de poser un geste qui soit précisément à moi, tu vois ? Qu’est-ce qui est à moi ? »

Hanté par la toile de Rembrandt, Le Retour du fils prodigue, Mouawad passe de la narration à la performance, de l’espace théâtral à celui de la matière – de la peinture – et renvoie aux signes du tableau. L’exil est présent dans son écriture, la langue est précise et puissante sous couvert des mots du quotidien. Il mêle l’intime, le familial, la recherche, l’esthétique et l’artistique et sait inverser le cours des choses, emmenant le spectateur de surprises en interrogations quand tout vacille et bascule. La puissance dramatique de la seconde partie mène jusqu’à l’exil de soi et au travail de la mémoire, la parabole de Rembrandt pour toile de fond. Seuls est un spectacle qui invite à la réflexion et plonge au cœur des racines familiales et de la quête de soi, c’est simple et complexe à la fois, comme la vie.

Brigitte Rémer, 15 octobre 2016

Dramaturgie, écriture de thèse Charlotte Farcet – conseiller artistique François Ismert – assistante à la mise en scène Irène Afker – scénographie Emmanuel Clolus – éclairage Éric Champoux – costumes Isabelle Larivière – réalisation sonore Michel Maurer – musique originale Michael Jon Fink – réalisation vidéo Dominique Daviet. Les voix : Layla Nayla Mouawad – Professeur Rusenski Michel Maurer – La libraire Isabelle Larivière – Robert Lepage Robert Lepage – Le Père Abdo Mouawad – Le Médecin Éric Champoux. Musiques additionnelles Al Gondol Mohamed Abd-Em-Wahab Habaytak Fayrouz Una furtiva lacrima de Donizetti par Caruso – Texte additionnel Le Retour du fils prodigue, Luc 15-21 est tiré de la traduction de la Bible de Jérusalem. Seuls chemin, texte et peintures a été édité aux éditions Leméac/Actes Sud-Papiers en novembre 2008.

Du 23 septembre au 9 octobre 2016, La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun, 75020. Site : www.colline.fr Tél. : 01 44 62 52 52 – Tournée 2016/2017 : Festival théâtral du Val d’Oise Le Figuier Blanc, Argenteuil le 5 novembre – Théâtre des Salins Scène nationale, Martigues, les 9 et 10 novembre – The Wilma Theater, Philadelphie du 29 novembre au 11 décembre – Sortie Ouest, Béziers du 17 au 19 janvier 2017 – Le Manège, Mons les 28 et 29 mars – Le Maillon Scène nationale de Strasbourg du 27 au 29 avril – Théâtre national Populaire Centre dramatique national, Villeurbanne du 10 au 13 mai, puis les 20 et 21 mai 2017.

Je suis Fassbinder

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Texte de Falk Richter – Traduction de l’allemand Anne Monfort – Mise en scène Stanislas Nordey et Falk Richter – à La Colline théâtre national.

Créé au TNS en mars 2016, ce spectacle est né de la collaboration entre son directeur, Stanislas Nordey et Falk Richter, artiste associé, rencontre qu’ils avaient déjà expérimentée, notamment en 2012 avec My secret garden et selon la même méthode de travail, l’écriture au plateau au fil des répétitions.

Le canevas proposé à partir de la figure de Rainer Werner Fassbinder, acteur, metteur en scène de théâtre et l’un des réalisateurs phare du nouveau cinéma allemand des années 60/70 – disparu à l’âge de trente-sept ans, en 1982 – s’appuie sur L’Allemagne en automne, une œuvre collective qui témoigne à chaud du climat politique, en 1977 – la vague de terrorisme d’extrême gauche du groupe Baader-Meinhof, mouvement de guérilla urbaine appelé aussi Fraction Armée Rouge avec ses prises d’otages, suivi du suicide en prison des trois principaux membres du groupe -. Fassbinder dans ce film interrogeait sa mère de manière abrupte, l’obligeant à se positionner par rapport aux événements. Poussée dans ses retranchements, elle, démocrate, finit par invoquer la nécessité d’avoir à la tête du pays un dirigeant autoritaire, mais gentil. Le réalisateur se filmait aussi lui-même, violent, malade et paniqué, et dans ses disputes avec son compagnon sur l’attitude à adopter.

Ces séquences reviennent à l’écran, comme d’autres issues d’extraits de nombre de ses films – dont Les larmes amères de Petra Von Kant, La troisième génération etc. – et sont reprises sur le plateau comme au cours de répétitions, ou d’un exercice de jeu dans le jeu au côté décalé. Nous sommes dans un appartement à plusieurs niveaux avec grand divan et table basse, ou dans un studio de tournage. Trois écrans grand format, et dans un recoin une petite télé toujours allumée, où défilent des images, comme en état de veille.

L’auteur et les metteurs en scène posent implicitement, tout au long du spectacle, la question du lien entre le théâtre et l’actualité, et, par là même, celle du rôle du théâtre aujourd’hui. Ainsi Fassbinder-Nordey faisant face à sa mère-Laurent Sauvage où se brouillent et se superposent les noms de Rainer/Stan, maman/Laurent ; le compagnon de Fassbinder (joué par Thomas Gonzalez) très à l’aise dans sa nudité – sorte de manifeste rappelant l’interdiction d’interdire – et excellent chanteur ; Judith Henry dans la figure d’une Marianne d’Europe qui se glisse avec subtilité dans un monologue amusé, et Eloïse Mignon qui accompagne de sa belle présence les aléas de la répétition. Une équipe d’acteurs dedans-dehors, investie entre l’intime et le public, la gravité et la légèreté, le superficiel et le désarroi servent le propos.

Au-delà des excès du réalisateur et de ces années de plomb allemandes, de son dépit amoureux ou de sa vision complexe des femmes, Richter et Nordey interrogent notre époque et relient ces violences d’hier à l’actualité d’aujourd’hui – les attentats en France, la montée de l’extrême droite et de l’intolérance, les viols à Cologne, l’exode des populations, la fin du politique -. Le texte et la co-mise en scène témoignent, à partir du projecteur mis sur la radicalité de Fassbinder – passionné de théâtre et laissant une oeuvre considérable au plan du cinéma et de la télévision – d’événements, dans leur immédiateté et actualité, et du chaos ambiant, sur des modes allant de l’autodérision à la déstructuration.

Brigitte Rémer, 25 mai 2016

Avec : Thomas Gonzalez, Judith Henry, Éloise Mignon, Stanislas Nordey, Laurent Sauvage – collaboration artistique Claire ingrid Cottanceau – dramaturgie Nils Haarmann – scénographie et costumes Katrin Hoffmann – assistanat aux costumes Juliette Gaudel – assistanat à la scénographie Fabienne Delude – lumière Stéphanie Daniel – musique Matthias Grübel – vidéo Aliocha Van der Avoort

Du 10 mai au 4 juin, à La Colline théâtre national, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris. Métro Gambetta. Tél. : 01 44 62 52 52 – www.colline.fr

 

La Ménagerie de verre

© Elisabeth Carecchio

© Elisabeth Carecchio

Texte Tennessee Williams – traduction Isabelle Famchon – mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau – à la Colline Théâtre National.

L’action se passe à Saint-Louis au centre des Etats-Unis dans les années trente, dans le huis clos de la famille Wingfield, sur fond de dépression et de crise sociale. Tom, le fils, employé dans un entrepôt de chaussures est devenu soutien de famille depuis que son père a abandonné le foyer. Ses échappées du soir le conduisent, dit-il, voir des films… mais sa mère n’y croit guère. Vrai ou faux, la référence est forte quand on connaît les liens qui ont existé entre Tennessee Williams et le cinéma. Tom protège sa sœur, Laura, jeune femme fragile et singulière, déconnectée du monde, qui a discrètement laissé tomber les cours de dactylo où l’envoyait sa mère pour se consacrer à son jardin secret, la fabrication d’animaux de verre. La mère, Amanda, pénible et harcelante, marquée par l’angoisse et la peur de la misère jusqu’à l’hystérie, prétend tout faire pour le bien de tous et ne se remet ni de sa jeunesse passée ni de l’abandon de son homme. Chacun vit dans un monde de rêve et un imaginaire qu’il se construit.

La pièce est une chronique familiale proche de l’autobiographie. Tennessee Williams, de son vrai nom Thomas Lanier Williams, a passé son enfance avec sa mère et sa soeur Rose, schizophrène, qui après une lobotomie resta handicapée. Son père, voyageur de commerce, était très absent et il ne l’aimait pas. Il rompit avec sa famille en 1937 et partit tenter sa chance à la Nouvelle Orléans puis à New-York où il exerça différents métiers. Quand ses finances le lui permirent, il s’occupa de sa sœur. Au fil de ces années, sur les routes, il commença à écrire, notamment des pièces en un acte. La Ménagerie de verre date de 1944, il l’écrivit d’abord comme scénario, mais la Metro Goldwyn Mayer le refusa et il l’adapta pour le théâtre. La pièce fut montée en 1945 à New-York et remporta un grand succès, Tennessee Williams a trente-quatre ans. Il confirme son talent et assied sa notoriété deux ans plus tard avec Un tramway nommé Désir, film qu’Elia Kazan réalise avec un jeune premier prometteur, Marlon Brando. Il gagne pour ce texte, en 1948, le prix Pulitzer, qu’il obtiendra une seconde fois en 1955 avec La chatte sur un toit brûlant. Il écrit une trentaine de pièces qui furent pour un certain nombre présentées à Broadway entre 1947 et 1961, époque de gloire, et les plus grands réalisateurs ont adapté son œuvre au cinéma – entre autre Richard Brooks, John Huston, Sydney Lumet, Joseph Mankiewicz et Sydney Pollack -. Il mourra pourtant dans la solitude à New-York, en 1983.

Daniel Jeanneteau a mis en scène La Ménagerie de verre au Japon en 2011, à l’invitation de Satoshi Miyagi et du Shizuoka Performing Arts Center. Il monte aujourd’hui la pièce avec des acteurs français et si nous sommes loin de cet Empire des signes qu’évoquait Barthes, on sent l’empreinte du pays, notamment dans la scénographie, sorte de boîte de la taille du plateau, délimitée par des voilages et un épais matelas recouvert de duvet blanc qui évoque la maison japonaise, ses pièces en tatami et portes coulissantes. Par cet effet de surexposition, le spectateur baigne dans une sorte d’irréel. Seul l’espace de Tom quand il est narrateur, à l’avant-scène, et celui de la ménagerie de verre, ces animaux en miniature patiemment créés par sa sœur Laura sont à l’extérieur. Il y a un va et vient entre le dedans et le dehors. « La pièce se passe dans la mémoire et n’est donc pas réaliste. La mémoire se permet beaucoup de licences poétiques. Elle omet certains détails ; d’autres sont exagérés, selon la valeur émotionnelle des souvenirs, car la mémoire a son siège essentiellement dans le cœur » dit Tennessee Williams, permettant ainsi d’échapper au naturalisme. On assiste pourtant à un psychodrame familial jusqu’à ce que l’insupportable Amanda demande à son fils d’inviter à dîner un de ses collègues en vue de lui présenter Laura qu’elle imagine déjà mariée. La jeune fille aux abois reconnaît en Jim un lointain ami d’école et un amour secret. Il l’avait joliment surnommée Rose Blue après une pleurésie. Petit moment de grâce et d’espoir, bien vite rattrapé par la réalité. Son petit objet favori, une Licorne – dans la mythologie symbole de pureté et de grâce – se casse et elle offre ce cadeau mutilé à celui qu’elle aurait pu aimer.

La Ménagerie de verre parle de solitude et de différence. Sous la direction de Daniel Jeanneteau les acteurs mettent en relief la densité de leur personnage, chacun dans son registre : les délires empreints de nostalgie et la protection étouffante de la mère – Dominique Reymond, proche de la caricature et du ridicule – ; les rêves de liberté de Tom – Olivier Werner – égrenés avec simplicité et évidence quand il est le personnage, sorte de voix off dans la narration ; l’intimité secrète et la pudeur de Laura – lumineuse et discrète Solène Arbel -. Ces jeux de la mémoire portés par le metteur en scène engendrent une troublante poétique du plateau.

Brigitte Rémer, 15 avril 2016

Avec Solène Arbel, Pierric Plathier, Dominique Reymond, Olivier Werner et la participation de Jonathan Genet – lumières Pauline Guyonnet – costumes Olga Karpinsky – son Isabelle Surel – vidéo Mammar Benranou – collaboratrice à la scénographie Reiko Hikosaka – assistant à la scénographie et à la mise en scène Olivier Brichet.

Du 31 mars au 28 avril 2016, La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. Tél. : 01 44 62 52 52 – www.colline.fr – En tournée : 11 au 13 mai Maison de la Culture de Bourges – 18 et 19 mai 2016 Le Quartz scène nationale de Brest – 24 au 27 mai Comédie de Reims CDN